jeudi 16 août 2007

Notes d'un routard


Jean EVEN


INSTANTANES

Notes d’un routard




AVERTISSEMENT

Ce recueil d’ « Instantanés » couvre une période de plus d’un demi-siècle et concerne la plupart des régions du monde. Il est fait de « choses vues », comme on disait autrefois, ou entrevues, sinon entr’aperçues, images fugitives, le plus souvent en marge des clichés touristiques, anecdotes sans conséquences mais qui sont restées dans ma mémoire (ou dans les « Journaux de bord » de mes voyages lesquels ont presque toujours été des « périples », routiers ou aériens, regroupés ici par ordre chronologique) parce qu’elles m’ont paru significatives même si les sujets en sont parfois mineurs.

Chaque « instantané » n’a évidemment d’intérêt que replacé dans sa « décennie ». Les souvenirs de ma jeunesse appartiennent désormais à l’Histoire ; ce qu’on pouvait voir dans les « Pays de l’Est » dans les années 70 a aujourd’hui disparu. Telle innovation américaine ou japonaise qui n’avait pas encore atteint l’Europe il y a trente ou quarante ans, est, depuis, devenue banale. Bien des choses qui empoisonnaient l’atmosphère ou retardaient le développement, en France, au cours des années noires des guerres coloniales, n’existent plus depuis que celles-ci ont pris fin. Et que dire de l’Iran du Shah, de la Grèce des Colonels ou d’Israël avant la seconde Intifada !

Ce recueil est donc en grande partie une rétrospective historique, une vitrine de vieux souvenirs, un album de cartes postales jaunies.

Jean EVEN




ANNEES 50



Dans le Morbihan, si vous pénétrez d’une vingtaine de kilomètres (guère plus) à l’intérieur des terres, vous arrivez dans des fermes dont la cour est occupée par un énorme tas de fumier qui s’élève parfois jusqu’à la hauteur des fenêtres. On pénètre dans la maison par la porte de l’étable qui est séparée de l’unique pièce d’habitation par une cloison de bois : ainsi, ce sont les vaches qui chauffent la maison. Au fond de la pièce au sol en terre battue, toute en longueur, très sombre et où volent des nuées de mouches, il y a pourtant une grande cheminée de pierre où l’on peut aller s’asseoir en cas de grand froid et où, accessoirement on suspend andouilles et jambons pour les fumer. Le long mur, face aux fenêtres, est occupé par deux lits clos, généralement séparés soit par une armoire, soit par une grande horloge à balancier. Au milieu de la pièce, entre deux bancs de bois, une grande table, en bois également, où sont creusés des trous arrondis qui tiennent lieu d’assiettes.

On vient parfois de loin dans certaines de ces fermes pour consulter quelque vieillard qui a une réputation de guérisseur : il assèche vos plaies en soufflant dessus. Si vous êtes cloué au lit chez vous par la fièvre, il vous remettra sur pied à condition qu’on lui apporte un petit objet vous appartenant sur lequel il pratiquera des passes en récitant des prières. Il pourra même vous désenvoûter, ou désenvoûter vos bêtes, si d’aventure une « bohémienne » de passage vous a jeté un mauvais sort.

*

Un livre a fait un certain bruit en 1947. Il s’intitule Paris et le désert français. En le lisant, on découvre une situation unique en Europe. Rien n’a vraiment changé depuis Balzac : la France, c’est toujours Paris avec quelque chose autour. Un quelque chose de vague qu’on appelle d’un terme péjoratif « la province ». Sous l’ancien régime, on parlait encore « des » provinces. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un ensemble indifférencié, fait d’un monde rural arrièré, mais massif, parsemé de petites villes endormies où il ne se passe rien. C’est uniquement à Paris qu’il se passe quelque chose, dans tous les domaines. D’innombrables chansonnettes célèbrent Paris et pratiquement tous les films prennent Paris pour décor, bien que la ville soit passablement vétuste et que la moitié des appartements et des immeubles soient à restaurer (beaucoup plus dans certains arrondissements).

Il n’y a guère en France qu’une vingtaine de villes qui atteignent (parfois de justesse) ou dépassent les 100.000 habitants. Depuis longtemps, Milan, Barcelone, Birmingham ou Hambourg sont des villes aussi importantes que leurs capitales respectives Parfois même plus importantes, dans le cas de Milan par exemple. Rien de comparable en France où au contraire , comme dans beaucoup de pays du Tiers-Monde, la capitale est la ville unique.

Mais on ne se compare pas beaucoup aux pays « étrangers » environnants. L’Europe, certains en parlent. Ils rêvent même des « Etats Unis d’Europe ». Mais qui y croit vraiment ?

*

Une révolution est en marche dans la presqu’île de Rhuys, en Bretagne : l’eau courante est en train d’arriver dans tous les villages. Jusqu’ici, comme depuis la nuit des temps, il fallait aller puiser l’eau aux fontaines publiques. Et revenir en trimbalant des brocs et des seaux pleins à ras bord. Toutefois, les femmes ne portaient pas de cruche sur la tête, comme au Portugal, ni de balancier avec une outre à chaque bout, comme en Afrique. Le folklore y perdait.

Désormais, l’eau va couler du robinet sur les éviers. Et même dans les salles de bain, pour ceux qui en ont. Mais, dans les villages de la presqu’île, les salles de bain sont des plus rares.

Il n’y a pas non plus de tout-à-l’égout. Mais patience, on en parle.

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Quand le Tour de France passe à Vannes (Morbihan) ou à St Brieuc (Côtes-du-Nord), toute la ville est sur le bord de la route pour s’en mettre plein les yeux. Il y a d’abord la caravane publicitaire, fabuleux spectacle, magnifiquement coloré. Mais bien sûr, il y a surtout les « Géants de la route », ces demi-dieux qui s’appellent Fausto Coppi ou Gino Bartali, les campionissimi, qui ont réussi à éclipser l’enfant du pays, Jean Robic, vainqueur du premier « Tour » de l’après-guerre.

Certains espèrent aussi apercevoir des journalistes qu’ils entendent à la radio, par exemple ce Georges Briquet qui, après avoir commenté l’étape du jour, envoie chaque soir une carte postale dans laquelle il décrit les magnifiques paysages ou les superbes décors urbains que la caravane a traversés. Au fin fond de la Bretagne, on ne peut évidemment que rêver de ces décors, mais Briquet, lui, peut dire, comme Chateaubriand : « J’ai vu… » Quel prestige à nos yeux !

Le Tour de France est aussi une aubaine pour le gouvernement en place qui peut, a priori, compter sur un mois de sursis. Et après tout, bien des gouvernements n’ont pas tenu un mois.

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Il fait beau. C’est l’été. Les vacances. Les grandes vacances. Dans les rues ensoleillées d’Azay-le-Rideau (Val de Loire), des haut-parleurs, sans doute ceux d’une quinzaine commerciale, diffusent la rengaine à la mode :


Qué séra séra

Demain n’est jamais bien loin

Laissons l’avenir venir

Qué séra séra

Qui vivra verra


Le mois dernier, un journal satirique paraissant le mercredi a titré un de ses numéros : « Cancans de concentration ». Une façon de saluer à sa manière les « pouvoirs spéciaux » demandés et obtenus par le gouvernement pour faire face à la situation en Algérie. Car en Algérie, ce ne sont pas les vacances : aujourd’hui encore, un journal local fait un gros titre sur un dépôt d’armes clandestines que les parachutistes viennent de découvrir dans la casbah d’Alger. Et l’on se doute de ce que vont pouvoir signifier là-bas les « pouvoirs spéciaux ». L’armée n’a d’ailleurs pas attendu la loi pour se doter, en Algérie, de pouvoirs très spéciaux. Evidemment, en France métropolitaine, les internements arbitraires seront rares, sauf, bien sûr, pour les « Français musulmans », comme on les appelle. Là-bas, par contre…

Mais pas de panique, pas de sinistrose. C’est l’été. Les vacances. Qué séra séra

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Pour ce Noël 57, je fais partie des quelques « privilégiés » qui ont été sélectionnés par leur régiment pour aller passer le réveillon dans une famille algéroise. Il y a là une fille à marier que l’on a, bien entendu, placée à côté de moi. Au cours du dîner, la conversation roule sur l’actualité algérienne, donc sur la politique française, et je ne tarde pas à entendre parler de Pierre Mendès-France, la bête noire des colonialistes, le « bradeur d’Empire », comme disent ses nombreux ennemis :

- J’avoue que je ne comprends pas pourquoi il agit ainsi, dit le maître de maison.

- C’est de sa race, répond le grand-père, vénérable vieillard aux cheveux blancs. Il est Juif, ne l’oubliez pas. Il faut qu’il joue les prophètes et qu’il ait raison contre tout le monde.

Ces braves gens sont allés tout à l’heure à la messe de minuit. Hélas, l’archevêque d’Alger, Mgr Duval, qui n’est pourtant pas Juif, est, lui aussi, un bradeur d’Empire. Comme Mendès, il ose critiquer la conduite de cette guerre, voire (car tout est possible avec ces « défaitistes »), la guerre elle-même.

*

Dans le bureau de vote du centre d’Alger où je suis allé voter en compagnie d’un autre appelé du contingent, le sol est littéralement jonché de bulletins NON que les responsables du bureau se gardent évidemment bien de faire périodiquement balayer. Dans le bled, ou même dans les quartiers indigènes des grandes villes, on bourre les urnes . Ici, ce n’est pas nécessaire : tous les pieds-noirs votent OUI à la nouvelle Constitution, celle de la Cinquième République, et, pour ceux qui par hasard hésiteraient, la masse des mauvais bulletins sur lesquels ils marchent, suffit à leur faire savoir quels sont les bons.

Les pieds-noirs ont cru entendre De Gaulle crier : « Vive l’Algérie française ! ». Chose curieuse, en France, une partie de la gauche appelle aussi à voter OUI, en faisant valoir que le même De Gaulle n’emploie jamais cette expression. Il doit sûrement y avoir des cocus quelque part, mais lesquels ?

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A Orléansville (Algérie), comme dans tous les chefs-lieux de zone militaire, il y a un D.O.P. (Détachement Opérationnel de Protection). Sous ce sigle banal, se cache une institution digne des Nazis. Un D.O.P. est un centre de torture directement rattaché au 2° bureau de l’Etat-Major de la Zone, le bureau chargé du « renseignement », le plus important quand l’armée doit faire face à une guerilla de partisans.

L’autre jour, un camion qui roulait sur la route d’Alger à Oran, a été intercepté, près d’Orléansville : il transportait des armes cachées sous un chargement de légumes. Le chauffeur a été livré aux tortionnaires du D.O.P. Un de mes camarades, un pied-noir arabophone qui y est parfois appelé comme interprète, a vu de loin ce prisonnier sortir après un interrogatoire : il paraît qu’il n’avait plus forme humaine. J’ai appris depuis qu’il avait succombé pendant un autre interrogatoire.

Au cours d’une « opération » dans les montagnes des environs, un village « rebelle » a été brûlé. Les « fellaghas » présumés qui y ont été capturés, ont été précipités dans le brasier du haut d’un hélicoptère.

L’Algérie française est sur la bonne voie.

ANNEES 60

La Côte d’Azur. La vitrine paradisiaque de la France. Il y a déjà plusieurs années que le Bonjour tristesse de Françoise Sagan et son adaptation cinématographique, ont fait connaître la carte postale dans le monde entier, répandant partout l’image d’une France riche et heureuse, faisant oublier la débâcle, l’occupation, le retard économique, l’instabilité ministérielle, l’inflation incontrôlable, la pauvreté des classes populaires, le bourbier des guerres coloniales…

Sur la Côte d’Azur, dont Paris-Match nous raconte longuement la fabuleuse success story (toute récente à vrai dire, puisque « la Côte » était encore à peu près déserte il y a un siècle), les villas somptueuses et les palaces internationaux voisinent avec les campings petit-bourgeois. Sur les corniches haute et moyenne des Alpes maritimes, les 2 CV prolétariennes croisent les Cadillac des milliardaires. Liberté, Egalité, Fraternité. Sur le port de St Tropez, des jeunes désargentés défilent, le soir, sur les quais, pour admirer les yachts luxueux, véritables palais flottants, sur le pont arrière desquels les propriétaires se donnent complaisamment en spectacle, en train de prendre l’apéritif ou de dîner de caviar et de langouste. Ils regardent passer les pauvres sans trop, apparemment, s’apitoyer sur leur sort.

Quant aux pauvres, ils peuvent se consoler, s’ils ont fait des études, en se répétant, comme le leur ont appris les Anciens et les Classiques, que les riches ne possèdent pas leur fortune mais qu’ils sont possédés par elle.

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On éprouve en Grande-Bretagne une réelle impression de liberté qui semble tenir au fait qu’aucune « excentricité » n’y est possible. Tout simplement parce qu’une éventuelle excentricité ne serait pas ici considérée comme telle. Serait-elle même remarquée ? Dans la rue, personne ne prête attention aux autres ni ne s’étonne de leur allure ou de leur comportement : vous pourriez vous promener dans la City avec un pot de chambre sur la tête en guise de chapeau melon, il n’est pas sûr qu’on se retournerait sur votre passage.

L’autre jour, dans une rue de Canterbury, nous avons vu passer une vieille dame, tout droit sortie d’un roman d’Agatha Christie, poussant une petite voiture d’enfant : dedans était assis un caniche vêtu comme un bébé, avec un petit ensemble (veste et culotte) et un bonnet assorti. La vieille dame s’avançait tranquillement ; elle entrait de temps en temps dans une boutique : personne ne se gaussait, ne s’esclaffait, ni même ne souriait.

Les Frenchies que nous sommes ont même peut-être bien été les seuls à la remarquer.

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La discipline des Anglais n’a rien de commun avec celle des Allemands. Ce n’est pas eux qu’on aurait fait marcher au pas cadencé ni lever le bras comme un seul homme au passage de la voiture du Führer. La discipline anglaise consiste dans le respect de la Loi. L’Anglais est réglo, il ne triche pas. Il attend son tour. Si quelqu’un s’avisait de « carotter », à la française, à l’entrée d’un bus ou pour accéder à un guichet, quand il arriverait au but, le préposé le renverrait, poliment mais fermement, faire la queue.

Pas besoin de multiplier les inspecteurs, contrôleurs ou poinçonneurs. Ni même les barrières et les check-points : il ne viendrait à l’idée de personne de voyager sans billet et donc de voler la collectivité à laquelle il appartient. Sur la route, la conduite des Britanniques est exemplaire : si la vitesse est limitée à 40 miles, tous descendront à 40 miles.

La délinquance doit exister en Angleterre et en Ecosse comme partout. Mais c’est un fait qu’en Angleterre et en Ecosse, les Bobbies ne sont pas armés.

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Les pubs britanniques sont chaleureux. On y joue aux fléchettes, un jeu où les Anglais se montrent particulièrement habiles. Mais surtout on y boit de bons coups. Pas « à longueur de journée », cependant, car les heures d’ouverture sont strictement réglementées. Pas en public non plus. Ni devantures ni terrasses. Les pubs sont hermétiquement clos sur l’extérieur.

En Ecosse, le samedi soir, c’est une beuverie généralisée. De distingués couples bourgeois d’un certain âge, parfois même d’un âge certain, viennent au pub avec l’intention de s’y saouler et ils s’y saoulent effectivement. Mari et femme s’attablent ; ils vont chercher une ou plusieurs pintes de bière, bien brune et bien épaisse de préférence, ils corsent la bière avec un ou plusieurs verres de whisky, et allons-y gaiement !

Le breuvage ne tarde pas à produire ses effets, surtout s’il est renouvelé deux ou trois fois. A 11 heures du soir, règlement oblige, l’établissement ferme ses portes et met les clients dehors. Dans la rue, le distingué couple bourgeois d’un âge certain, se tient aux murs pour avancer. Pour peu qu’il y ait du brouillard, il est parfois difficile, le samedi soir en Ecosse, de retrouver la porte de sa maison.

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On ne peut qu’être frappé, en Ecosse, par le nombre d’abbayes médiévales en ruine. En fait, elles le sont toutes : les anciens bâtiments monastiques ne sont plus que des pans de murs. Quant aux églises, elles n’ont plus de voûte ; l’herbe pousse entre les dalles de pierre et le vent souffle à travers les belles ogives des fenêtres.

En Grande-Bretagne, comme partout en Europe, l’Eglise romaine était jadis le plus gros propriétaire foncier et toutes les abbayes étaient évidemment catholiques. Elles ont été fermées, abandonnées, et les moines dispersés, quand le pays a basculé dans le protestantisme. La rupture avec le papisme n’a pas vraiment été provoquée par les querelles sur la justification par la foi ou par les actes, débats qui, d’ailleurs, soulevaient beaucoup moins de passions ici que sur le continent. Les Britanniques n’ont jamais eu beaucoup de goût pour les débats philosophico-théologiques. L’enjeu, c’était l’expropriation massive de l’unique source de richesse d’alors : la terre. Ca, c’était du concret. En France même, où la Réforme a été contenue, le pouvoir royal a demandé à l’Eglise, en échange de son soutien, qu’elle « aliène » une partie de son « temporel », comme on disait à l’époque, en clair qu’elle se défasse d’une partie de ses biens.

La révolution foncière, que les Français ont faite en 1789 avec la vente des « biens nationaux », les Britanniques l’avaient faite avec deux siècles d’avance. Un argument à ajouter à ceux qu’a fait valoir Max Weber.

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En Angleterre, le dépaysement est continuel. Rien n’est comme ailleurs. Le gigot bouilli (arrosé de thé au lait dans les établissements qui ne sont pas fully licenced ), les petits pois qui rebondissent dans l’assiette, les horaires insolites commandés par des habitudes alimentaires plus insolites encore, l’invraisemblable division des livres en shillings et des shillings en pence (les uns divisibles par vingt, les autres par douze), l’ignorance du système métrique, rendant incompréhensibles les distances, les contenances et les poids…Pas de doute : on est sur une autre planète.

En Italie, en revanche, pas le moindre dépaysement : à part la langue (mais l’italien se comprend et se lit sans difficulté). Tout est comme en France, à l’exception de quelques survivances et particularismes, par exemple le sel, qui ne s’achète pas à l’épicerie mais… au bureau de tabac (Sale e tabacchi ) A part ces détails insignifiants, rien ne diffère de chez nous. Ce soir, nous avons dîné à la terrasse d’une petite trattoria de Turin, sur la Via Moncalieri, proche de notre camping. Sur le mur d’en face, s’étalait une inscription peinte au goudron en lettres énormes : NON FAREMO LA GUERRA PER ADENAUER

Jusqu’au langage des Communistes qui est le même en Italie et en France.

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Sur l’Adriatique, on longe des kilomètres, des dizaines, des centaines de kilomètres de côte qui sont des centaines de kilomètres de plages, de stations balnéaires et de campings-caravanings. Toutes ces stations, archibondées, sont envahies essentiellement par des Allemands. Il doit y avoir plusieurs millions d’Allemands sur cette côte, de même qu’il y en a quelques autres millions en Espagne et particulièrement aux Baléares qui, en été, deviennent des îles teutonnes. Il n’y a pas longtemps, un journal français nous a fait remarquer que les deux « miracles » économiques de l’après-guerre se sont produits, comme par hasard, chez les deux vaincus de la guerre : l’Allemagne et le Japon, auxquels ont été retirées les colonies qui leur restaient et interdiction a été faite de reconstituer une armée. De quoi donner envie de perdre les guerres…

Au camping où nous avons choisi de faire halte pour la nuit, les tentes se touchent et nous avons eu le plus grand mal à trouver une place minuscule. Pendant que nous nous installions, la famille allemande à côté nous regardait avec inquiétude : « Nur eine nacht ? » m’a demandé la matrone brûlée de coups de soleil. Je l’ai rassurée : nous partirions le lendemain matin de bonne heure. Ce n’était pas que nous les gênions, mais nous les empêchions de sortir leur voiture !

On a beau dire : quitter les embouteillages de Cologne ou de Munich pour venir s’entasser ici ! Et en plus pour attraper des coups de soleil !

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Dès qu’on a franchi l’Adriatique et qu’on débarque en Grèce, c’est l’Orient. Pas l’Orient des palais, mais l’Orient des mechtas et des médinas. A Ioannina, comme dans toute l’Epire, suinte la pauvreté, l’arrièration, pour ne pas dire : le Tiers-Monde.. Les ruelles qui descendent vers le lac sont sordides et l’on s’étonne presque de voir les panneaux et les enseignes écrits en grec : on s’attendrait au turc, voire à l’arabe.

La place qui domine le lac, s’appelle « Place de Pyrrhus ». On allait oublier que l’Epire fut jadis le royaume du Pyrrhus de notre Racine ! Le soir, à l’heure de la promenade, (un rite, comme dans les villes de l’Italie du Sud), cette place est noire de monde. Les gens sont endimanchés, tirés à quatre épingles. Les filles se promènent en groupes de trois ou quatre, se donnant le bras, reluquées de loin par des troufions qui dévorent des épis de maïs grillés devant l’entrée d’un cinéma en plein air qui annonce une superproduction hollywoodienne. Au milieu de la place qui domine le lac, un flic, casqué et ganté de blanc, règle une circulation imaginaire. Si par hasard une voiture se présente, il donne du sifflet et fait écarter la foule en brandissant son bâton.

La Grèce a subi des siècles d’occupation turque et elle en reste imprégnée. Ces minarets ottomans qui dominent tous les gros bourgs qu’on appelle des villes, sont tout un symbole, bien plus qu’un décor exotique hérité de siècles révolus, même si leurs mosquées, des petits bâtiments cubiques, sont aujourd’hui des musées. Ces cafés aux murs nus, aux tables de bois couvertes de toile cirée, et où il n’y a que des hommes (des vieux), sont turcs. Ces mémés en longues robes noires, assises sur la plage (ou dans l’eau !) à côté de leurs petits-enfants, sont turques. Turcs aussi ces « souvlakia » de mouton qui tournent sur la broche, au-dessus des braises…

Les popes barbus, eux, omniprésents, ne sont pas turcs, certes, mais ils renvoient aussi, à leur façon, aux siècles pendant lesquels les sbires du Sultan ont fait régner ici la loi ottomane. Car les Ottomans ne connaissaient que les minorités religieuses. Le patriarche de Constantinople et tout le clergé qui dépendait de lui, étaient les seuls « ethnarques » reconnus par eux. C’est parce qu’ils étaient Chrétiens que les Grecs, comme les Serbes et les Bulgares, ont survécu en tant que peuple. Sans cela, ils seraient devenus des demi-Turcs, comme les Albanais.

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L’Arcadie n’est pas fraîche et bucolique, comme dans le tableau de Poussin, mais sauvage et tourmentée, creusée de gorges et brûlée par le soleil. Nous avons planté notre campement sous les arbres, au bord d’une petite route, face à un bistrot tenu par le sympathique Stavros, un peu à l’écart d’un bourg minuscule. Le bruit a dû se répandre que des étrangers campaient chez Stavros car tout le village s’est mis à défiler sur la route : on s’arrêtait, on regardait notre installation et on allait faire demi-tour un peu plus loin, ce qui permettait de repasser une seconde fois : nos matelas pneumatiques, en particulier, mais aussi notre réchaud à butagaz, ont eu beaucoup de succès.

Soudain un homme s’approche, parlant correctement le français. Il aime la France, nous dit-il, et aimerait bien la visiter, mais on lui refuse son passeport. Motif ? Pendant la guerre, il a participé à la résistance. Un communiste, probablement, qui a dû être mêlé à la guerre civile à la Libération. Voilà qui nous rappelle que la Grèce du roi Paul et de Caramanlis, est une semi-dictature, que les prisons sont encore pleines de détenus politiques, et que les paysans doivent obtenir un « certificat de civisme » délivré par la police, pour pouvoir acheter de l’engrais. Combien de touristes savent que ce petit paradis est une geôle ?

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Giscard a fait savoir qu’il serait prêt à reprendre du service au modeste poste de ministre des P.T.T. « pour mettre en marche le téléphone ». Car la France n’a pas de téléphone digne de ce nom. Quand on demande une ligne téléphonique, il faut des mois pour l’obtenir. Un an ou deux, dans certaines régions. La presse publie périodiquement des articles désopilants (ou consternants) sur cette situation unique en Europe. Certaines entreprises ont raté de gros marchés faute d’avoir pu communiquer à temps avec l’acheteur potentiel…

La France n’a pas non plus d’autoroutes. Paris-Match a, un jour, publié un article de plusieurs pages avec ce titre accusateur : « Pourquoi la route des vacances n’est-elle pas une autoroute ? », article illustré de vues aériennes montrant les villes et villages de la vallée du Rhône, tout au long de la Nationale 7 de la chanson, bloqués par les bouchons lors des départs en vacances. Cela n’a pas empêché De Gaulle de dire à un constructeur, un jour d’inauguration du Salon de l’Auto : « Il faudra des voitures rapides pour les futures autoroutes » !

Mais « Hourrah pour la France ! », s’est écrié « Mongénéral » il y a déjà plusieurs années : on n’a pas de téléphone ni d’autoroutes, mais on a la bombe atomique.

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De Gaulle fait une tournée en Bretagne comme il le fait systématiquement dans toutes les provinces françaises. On m’a raconté que, la veille au soir, à la Préfecture du Morbihan, un dîner officiel était organisé en son honneur et tous les élus et notables du département y étaient naturellement invités. Il paraît que Mongénéral est arrivé, a dit quelques mots pour sa luer les convives. Il a grignoté quelques hors d’œuvre, puis il s’est levé et il est parti. Le Préfet et tous les ministres présents l’ont évidemment suivi et, du coup, tout le monde en a fait autant. Ils ont eu bien tort : ils auraient dû profiter des poissons, des rôtis et des vins fins, au lieu de laisser jeter toutes ces bonnes choses à la poubelle.

Le lendemain, la presse locale avait annoncé la liste des patelins où devait passer le cortège officiel, en déplacement à travers le département. Sur la place d’un chef-lieu de canton, la foule attendait et je suis allé me placer au dernier rang. La suite des D.S. noires a fini par arriver et elle a fait halte, dont celle du « Guide de la France », comme il se désigne lui-même, précédée et suivie de motards. Une portière s’est ouverte : la haute silhouette, en uniforme, bien sûr, s’est extraite du véhicule et on lui a tendu un micro : « Vive Pluvigner, vive la Bretagne, vive la France ! » s’est écrié Mongénéral en conclusion de son petit discours qu’il doit répéter textuellement dans chaque village où il s’arrête. Applaudissements.

Il s’est alors avancé vers la foule et je l’ai vu juste en face de moi. Il a serré des mains. Il ne souriait pas vraiment. J’ai même eu l’impression qu’il ne regardait pas les gens. Il faisait son boulot, comme s’il pensait au fond de lui : « Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire, quand même ! » Quand il a réussi à rentrer ses grandes jambes dans sa voiture, le cortège a repris la route et tout le monde est rentré chez soi.

Il y a 20 ans, les tournées de Pétain devaient se passer un peu de la même façon.


ANNEES 70


« Open five o’clock ! » : c’est par cette interjection lancée d’un ton sec que j’ai été accueilli, l’autre jour, quand j’ai mis les pieds dans un magasin d’alimentation de la magnifique Platsa , l’artère principale de la vieille ville de Dubrovnik. Un coup d’œil à ma montre : il était cinq heures moins quatre ou moins cinq. Les serveurs étaient en train de bavarder derrière leur comptoir. Rien ne les empêchait de s’occuper de moi. Mais non : le magasin n’ouvrait que cinq minutes plus tard.

Je m’interroge sur ce que signifie au juste la fameuse « autogestion » yougoslave. Si les entreprises sont autogérées, les employés devraient théoriquement y être intéressés à la bonne marche de « leur » affaire. Au contraire, c’est un jenfoutisme généralisé qui paraît régner dans ce pays. A Dubrovnik toujours, je me suis présenté dans un garage où tout le personnel, assis dans la cour, était en train de casser la croûte. J’ai demandé (heureusement j’avais trouvé une interprête) si l’on pourrait me faire la vidange. Niet. Impossible. Pourquoi ? Pas d’explication.

Aujourd’hui, nous faisons étape à Kossovska-Mitrovitsa, une ville du Kosovo qui, d’après le peu que nous en avons vu, nous a paru très pauvre. Une sorte de motel s’est présenté. Il n’avait pas très bonne apparence, mais nous devions nous loger. Le patron qui (fait rarissime) parlait le français, nous a dit d’un ton blasé et en en rajoutant ostensiblement beaucoup :

- Bof ! si vous voulez que je vous donne une chambre, je vous donnerai une chambre. Moi, vous savez, ça m’est complètement indifférent.

Il ne doit avoir aucun intérêt non plus à ce que son établissement soit attirant : les murs en ciment brut blanchis à la chaux sont fissurés, les portes ferment mal. Dans les W.C. à la turque, les chasses d’eau ne marchent pas. Nappes et draps sont douteux… Décevante, l’autogestion…

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Dans les derniers kilomètres en Yougoslavie, peu avant la frontière grecque, une voiture, en dépassant la nôtre, a projeté un caillou dans un coin de notre pare-brise. Il n’a pas volé en éclats, mais il a été étoilé, autour du point d’impact sur la moitié de sa surface. Il devait évidemment être changé.

Nous nous sommes donc arrêtés devant le premier garage de Salonique où nous avons aperçu le logo Peugeôt. Petit garage dont le patron, qui était en plein boulot, au fond de l’atelier, ne comprenait pas l’anglais. Sur la route, je m’étais demandé comment on peut bien dire « pare-brise » en grec. Dans l’antiquité, le vent se disait « anemos », et j’avais déjà commencé à fabriquer des mots à partir de cette racine, mais finalement, je dis au patron :

Venez avec moi, je vais vous montrer…

Il arrive devant la voiture et voit le spectacle. Je lui demande :

- Pos lété afto ellinika ? (Comment dites-vous cela en grec ?)

- Afto ? me dit-il. To parbriss….

Les solutions les plus simples sont toujours les meilleures.

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« VIVE L’ARMEE. » Dès la frontière, le slogan s’inscrit en lettres géantes à flanc de montagne. Depuis le 21 avril 1967, la Grèce est une dictature militaire. Une poignée de colonels a étranglé la fragile démocratie et mis en place un régime fasciste avec, comme toujours, l’aide presque officielle des Etats-Unis.

« LA GRECE DES GRECS CHRETIENS. » Au bord de la route, des panneaux répètent le slogan à satiété. Les colonels ne se sont pas donné la peine d’inventer une idéologie. L’affiche représente un soldat en armes au garde à vous et, au-dessus, en lettres de feu, le slogan : « La Grèce des Grecs Chrétiens. » Le sabre et le goupillon. Comme Franco, les colonels luttent contre l’athéïsme, la laïcité, la modernité, au nom des saines valeurs héritées des ancêtres. Un peu d’ultranationalisme n’est pas mauvais non plus : « LA LOI SUPREME EST LE SALUT DE LA PATRIE » proclament, dans le moindre village, des banderoles tendues en travers de la rue principale. Qu’est-ce donc qui menace la patrie ? Le communisme ? La laïcité ? La modernité ?

Au camping de Salonique, le patron lit le journal, assis dans son fauteuil à bascule. Un gros titre, en travers de la page, que j’ai déjà lu dix fois dans les kiosques, en ville : « LES RUSSES DEHORS ». Il m’explique : en Egypte, Sadate vient de chasser les « conseillers » soviétiques que Nasser avait fait venir (ou laissé entrer) en masse. Les colonels applaudissent bruyamment : c’est un gros revers pour le communisme international et un grand motif de satisfaction pour les Américains, leurs protecteurs.

L’autre grande nouvelle du jour, c’est l’intronisation du nouveau Patriarche de Constantinople, chef de l’Eglise orthodoxe et donc des « Grecs Chrétiens ». Les colonels détestent la Grèce antique, sa mythologie libertine, sa philosophie délétère, sa démocratie bavarde, la naissance de l’esprit critique, du matérialisme, de l’hédonisme… C’est la Grèce médiévale et byzantine qu’ils se sont choisie comme référence : La Grèce des Grecs Chrétiens.

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Aux yeux du profane, les grandes mosquées d’Istambul sont des « variations » (au sens musical du mot) sur un thème initial inlassablement repris et qui n’est autre que Ste Sophie elle-même : une grande coupole aplatie couronnant un étagement de demi-coupoles, l’ensemble flanqué de fins minarets pointus comme des missiles. Sinan n’a cessé d’imiter Anthémios de Tralles et Isidore de Milet et l’architecte du Sultan Ahmed a imité Sinan. Difficile d’imaginer aujourd’hui ce à quoi pouvait ressembler Ste Sophie à l’origine, avant d’être défigurée par les contreforts, les minarets et les badigeons des Turcs. Mais, si l’on en juge par sa silhouette actuelle, les Ottomans ont surclassé leur modèle et ils l’ont fait de mieux en mieux : la « Mosquée bleue », la dernière en date, donne l’impression d’être plus harmonieuse non seulement que Ste Sophie, mais que la Suleymaniye de Sinan.

Hélas ! Tous ces joyaux sont éparpillés au milieu d’une véritable « porcherie », comme l’écrivait Georges Roux cité par Petite planète. Quand on descend de la Suleymaniye vers la Corne d’Or par des ruelles sordides, on se retrouve sur des quais encombrés de détritus et d’immondices. Les rues d’Istambul sont une sorte de gigantesque marché aux puces ; sur les trottoirs s’étale un déballage de pacotille, de boustifaille, de vieilleries à quatre sous, des empilements de fruits et de légumes, des amoncellements de pâtisseries gluantes… Les vendeurs de cartes postales voisinent avec les marchands d’eau et les fabricants de kébab. Je vois encore un vendeur de cervelles d’agneau installé dans un carrefour : les cervelles sanguinolentes s’étalaient sur un plateau que le type éventait avec un papier journal ; de temps en temps, il les aspergeait d’eau : utile précaution, car tous les tacots qui passaient soulevaient un nuage de poussière.

La Turquie, c’est le Tiers-Monde. La circulation anarchique, la cacophonie des klaxons, les charrettes à bras, les taxis collectifs baptisés dolmushs où l’on s’entasse à dix ou douze, les bêtes de somme à têtes humaines pliant sous des caisses énormes, quand ce n’est pas sous des armoires, c’est bien le Tiers-Monde… Les murailles byzantines sont toujours là, mais dans quel état ! Lézardées, fissurées, ruinées… A l’Ouest, on y a ouvert une large brèche pour y faire passer la route dite Londra asfalti , celle qui conduit vers les Balkans et vers l’Europe. En faisant le tour des murailles, nous sommes tombés soudain devant cette image surréaliste : une usine à gaz entre deux tours de l’enceinte de Byzance !

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Le centre d’Ankara a une allure moderne. Mustafa Kémal, qui détestait Istambul, symbole à ses yeux d’une Turquie « orientale » qu’il voulait occulter, avait tenu à donner à sa capitale un « look » européen, et ses successeurs maintiennent la tradition (Ses successeurs, ce sont les militaires, véritables maîtres du pays.)

Seul le centre-ville est européen. Les collines aux alentours sont couvertes d’innombrables maisonnettes en torchis et, même de loin, ces quartiers ne peuvent manquer d’apparaître pour ce qu’ils sont : des bidonvilles. Et puis, passé Ankara, la steppe commence : Oulan-Bator, c’est tout droit. On comprend que les cavaliers nomades, arrivés d’Asie centrale il y a des siècles, et qui sont les ancêtres des Turcs, se soient arrêtés ici. L’ « Anatolie » des Grecs (« Anatolie », c’est-à-dire levant), est devenue le couchant des Turcs.

Plus loin, vers l’Est, c’est l’Afghanistan tel qu’on l’imagine : la route passe au fond de défilés vertigineux, grimpe, par des pistes caillouteuses, jusqu’à des cols de 2500 mètres. Les « villes » sont de gros bourgs sordides, les villages sont misérables et infects. Toutes les femmes, bien entendu, cinquante ans après Ataturc, sont voilées des pieds à la tête. Des mioches de dix ans viennent mendier des cigarettes. Dans la montagne, des fillettes passent, pieds nus, chargées de fagots. Comme on nous l’avait dit, dans la traversée de certains villages, des gamins peuvent lancer des cailloux sur la voiture : un de nos phares a été brisé.

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Dans la petite ville iranienne de Makou, la première après la frontière turque, je suis allé faire réparer un pneu (j’ai crevé la veille) chez un petit garagiste. Immédiatement, un type d’un certain âge s’est approché et a commencé à laver mon pare-brise qui en avait effectivement bien besoin. Un petit groupe de jeunes est arrivé aussi, parmi lesquels un garçon qui parlait assez bien l’anglais. Avec une insondable naïveté, je lui demande combien je dois donner à mon laveur de glace :

- Bof, me répond-il sur le ton de quelqu’un qui n’y attache aucune importance, deux toumans.

Tout ce que je sais, c’est que le touman, l’ancienne devise nationale, vaut dix rials, la nouvelle unité monétaire, mais, comme noue ne sommes en Iran que depuis hier, je n’ai pas encore eu le temps d’apprendre quelle est sa valeur exacte. Je donne donc, un peu à l’aveuglette, vingt rials à mon laveur de pare-brise.

Pendant ce temps, le garagiste est venu chercher ma roue et a commencé à la réparer. Quand il a terminé, il me demande 35 toumans. Je cherche : je n’en ai que la moitié. Qu’à cela ne tienne, je lui donne ce que j’ai en l’assurant que je vais revenir lui apporter le reste. Et puis, en allant à la banque toute proche, je sors par curiosité le petit papier où j’ai inscrit la valeur des monnaies des différents pays traversés. Et je sursaute : 35 toumans ! Mais c’est plus cher qu’en France ! Je suis en train de me faire scandaleusement truander.

Retour chez le garagiste :

- Ce que je vous ai donné suffit pour cette réparation, lui dis-je. Je ne vous donnerai pas plus.

- Quand on peut donner deux toumans pour laver une glace, me répond-il sans sourciller, on peut bien en donner 35 pour réparer un pneu.

Tant de culot me laisse un moment sans voix. Finalement, il suffira de lui proposer d’aller, en face de chez lui, faire arbitrer le différend par les flics, pour qu’il s’estime satisfait de ce que je lui ai donné. On m’expliquera plus tard que, dans ces pays, tout se marchande. Il n’y a de prix marqué pour rien : même à la boulangerie ou à la station-service, on peut discuter. Celui qui donne ce qu’on lui demande est non seulement ridicule mais méprisé.

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Dans l’immeuble de Tabriz où habitent M. et P., vit la nouvelle bourgeoisie (faut-il dire : l’aristocratie ?) dont le Shah a favorisé l’apparition et l’ascension, une classe supérieure formée à l’étranger, émancipée, occidentalisée, moderne, mais… complètement coupée du reste de la population, restée infiniment plus pauvre, traditionaliste, fanatiquement musulmane et shiïte. Plus isolée encore ici qu’ailleurs car Tabriz est la capitale d’une province turcophone : le persan y est compris par tout le monde, mais rarement parlé.

Les nouveaux riches iraniens sont aussi pleins de considération pour les étrangers que de morgue à l’égard de leurs compatriotes. Ils sont prétentieux, vantards, hâbleurs et passablement bluffeurs. Nous en avons des preuves tous les jours avec les occupants de l’appartement au-dessous.

Cette néo-bourgeoisie n’en est pas moins étroitement surveillée, au moins autant, sinon plus, qu’aucune autre classe sociale iranienne. Car on est parfois d’autant plus contestataire qu’on est plus instruit. Surtout si l’on a étudié dans un pays démocratique. Nous occupons actuellement l’appartement d’un couple mixte, lui autrichien, elle iranienne. Lui a sans doute trop parlé. En tout cas, il a été démis des fonctions officielles qu’il occupait et ils ont quitté la ville. Sans doute espèrent-ils pouvoir revenir car leurs meubles sont toujours là.

Au pays du Shah, on ne peut s’empêcher de penser à Grandeur et Misère du Troisième Reich , la pièce de Brecht. M. m’explique par exemple qu’il ne faut ici parler de rien. A personne. Strictement personne. A la rigueur de la pluie et du beau temps, et encore : en prenant des précautions. Car rien ne vous garantit que votre voisin de palier n’est pas un agent de la sinistre SAVAK, la police politique du régime. Il arrive, paraît-il, que quelqu’un « disparaisse » de la résidence. Où est-il ? On n’en sait rien. Quand reviendra-t-il ? Chut ! Ne posez pas de question : vous ne savez pas à qui vous parlez.

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Le bazar de Tabriz est un vaste labyrinthe, aux rues voûtées qui, comme dans nos villes, au Moyen-âge, sont spécialisées : il y a la rue des marchands de tapis, celle des marchands de chaussures, celle des artisans du cuivre… Quand on parcourt ces rues et qu’on voit ces innombrables boutiques qui s’ajoutent à celles, non moins nombreuses, de la ville, on en vient à se dire que la moitié des Iraniens passe sa vie à commercer avec l’autre moitié… Tout se marchande, évidemment. Le marchandage est même, ici, le sport national. Il n’est pas rare de voir un commerçant courir dans une « rue » du bazar, jusqu’à la porte, voire même jusque sur le trottoir, à l’extérieur, pour rattraper un acheteur potentiel qui a brusquement interrompu une négociation. Technique classique, quoique ultime, pour faire baisser un prix.

Les commerçants du bazar constituent l’essentiel de la classe moyenne iranienne, épine dorsale du pays. « Celui qui tient le bazar tient l’Iran », m’assure M… Pas une boutique, ici, où ne trône le portrait du Shah ou même celui de toute la famille royale : le Shah en grand uniforme, la Shabanou, vêtue à l’européenne, et le jeune Prince héritier. Je regarde les commerçants : que pensent-ils, au fond d’eux-mêmes ? Tous, paraît-il, étaient derrière Mossadegh, il y a vingt ans, quand il a été renversé par la C.I.A. Plusieurs d’entre eux sont en conversation avec ces personnages enturbannés de blanc qu’on appelle des mollahs et dont le Chef, me dit M., a été expulsé du pays et a trouvé refuge chez les shiïtes de l’Irak voisin. Je ne sais pourquoi, mais quelque chose me dit que le Shah ne « tient » peut-être pas l’Iran aussi bien qu’il n’y paraît.

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En Iran, les jeunes mariés n’achètent pas une salle à manger ou une chambre à coucher, comme en Europe. Ils achètent un tapis. Un de ces chefs d’œuvre, les plus beaux du monde, toujours faits à la main, généralement dans une fabrique privée, bien qu’il y ait aussi des manufactures d’Etat. La confection d’un très beau tapis peut demander plusieurs années. Sa vente, elle, prendra des mois.

Nous entrons dans la boutique. Le marchand se précipite : « Salam aleikoum! » Il avance des chaises, nous fait asseoir. Le plat de concombres arrive. Et le thé, bien sûr. Puis il amène des tapis, les déroule, les vante… Règle absolue : ne jamais paraître intéressé. Jeter un coup d’œil distrait, méprisant : « Bof… » M. soulève le coin d’un des tapis d’une main en apparence indifférente. Sans avoir l’air d’y prêter attention et tout en parlant d’autre chose, il évalue à tout hasard le nombre de points au cm2, approximativement. Puis il passe à un autre. Au bout d’un moment, sans explication, il se lève, serre la main du marchand et sort. Il a tout enregistré, mais, à moins d’être très perspicace, le marchand lui-même ne s’est pas aperçu qu’un de ces tapis lui a tapé dans l’œil. Nous reviendrons. Quand ? La semaine prochaine. Dans quinze jours peut-être…

Quinze jours après, nous y retournons. Salam aleikoum. Thé. Concombres. Asseyez-vous, je vous en prie… Déroulement des tapis. Celui qui intéresse M. ne fait pas partie du lot. Il en parle au marchand, le lui décrit :

- Ah, je regrette, dit-il, il n’est plus là.

- Pas grave, me dit M. Il reviendra.

Et il m’explique que c’est l’habitude ici d’essayer un tapis avant de l’acheter. Vous l’emmenez chez vous, vous le mettez en place, vous le gardez quelque temps. Puis vous le ramenez l’air déçu : décidément non, ce n’est pas celui-là que vous achèterez. Il ne va pas du tout dans votre appartement. Il jure avec vos meubles, etc…etc… Naturellement, plus un tapis vous intéresse, plus vous jouerez les dégoûtés. Le marchand n’est d’ailleurs pas dupe. Il connaît les règles du jeu aussi bien que vous.

Du moins M. sait-il maintenant que son tapis intéresse quelqu’un. L’ennui, c’est que le marchand sait aussi qu’il intéresse M. Heureusement rien ne presse. Nous reviendrons. A la prochaine fois.

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Dans les boucheries iraniennes, les carcasses sont pendues au plafond (carcasses de mouton, exclusivement : seule viande connue ici en dehors de la volaille) et elles se débitent au poids. Gigot, épaule ou côtelette, quel que soit le morceau, le prix est le même. Le boucher taille au jugé, pèse le morceau.. Si le poids n’y est pas, il rajoute un petit supplément, puis emballe le tout dans du papier journal. Les boucheries n’en sont pas moins nettement plus propres ici qu’en Afrique du Nord ou même en Turquie. Et il y a moins de mouches.

Mais ce sont les boulangeries qui sont les commerces les plus pittoresques, surtout celle où l’on confectionne le « pain sur la pierre ». Le pain iranien consiste le plus souvent en fines crèpes pliées en quatre. Mais le pain sur la pierre est beaucoup plus épais. Il cuit sur des galets qui impriment leur marque dans la pâte, comme autant de petits cratères.

Vous entrez (la boutique ne fait qu’un avec le fournil) et vous commandez le nombre de pains que vous voulez. Le patron le note et vous fait asseoir. Car votre pain va être fait devant vous.. Ce sont surtout des hommes qui attendent, mais pas seulement : il peut y avoir quelques femmes, enveloppées des pieds à la tête dans un grand tchador noir, dont elles tiennent les bords coincés entre deux dents pour que leur visage aussi soit voilé. Le travail du mitron est fascinant : il prend une boule de pâte dans un baquet, l’étale sur un plateau à long manche, ouvre le four, y introduit la pâte, en profite pour sortir le pain précédent maintenant cuit, prend une seconde boule de pâte, l’étale, l’enfourne, sort la précédente, prend une troisième boule… et ainsi indéfiniment, comme un automate. Son regard est fixe, ses gestes saccadés, précis, rapides…

Quand votre pain est refroidi, la patron vous appelle et empoche votre monnaie. Khoda hafez.

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Nous avons traversé Téhéran un peu au hasard et nous voilà arrivés sur l’immense place où le Roi des rois a fait ériger un gigantesque arc de triomphe à sa gloire. Nous ne savons plus trop quelle direction prendre pour rejoindre le camping (ordougah) de Gol-e-Sahra (fleur du désert), quand j’avise sur un trottoir un groupe de flics en train de bavarder. Je m’approche d’eux. « Gol-e-Sahra », ils comprennent. L’un d’eux, surtout. Il me demande :

- Choma (vous) Gol-e-Sahra ?

- Balé (oui), lui dis-je.

Il me fait alors comprendre qu’il va m’y amener et il monte à l’arrière de la voiture. Nous nous disons : quelle hospitalité, chez ces Orientaux ! Ce n’est pas en Europe que l’on verrait ça !

Je ne sais pas beaucoup de persan, mais je me dis qu’il faut peut-être avoir l’air de dire quelque chose tout en roulant. A tout hasard, je lui demande :

- Dour é ?

J’ai voulu demander si c’était loin (dour) Mais ma prononciation a dû être incorrecte. J’ai dû prononcer le mot « dour » (loin) comme « dough », qui désigne ce yaourt liquide et fermenté dont les Iraniens font une grande consommation pendant les repas. Le premier mot se termine par un R, le second par un râclement de la gorge, à l’allemande. En tout cas, mon flic me répond, en me désignant une crèmerie dans la rue où nous passons :

- Balé, balé, dough é...

En somme, je voulais lui demander si c’était loin et il me répond : « Oui, il y a du yaourt ! »

Pendant ce temps, nous sommes arrivés dans le sud de Téhéran qui est un immense bidonville. (Les quartiers modernes sont au nord de l’agglomération et les zônes résidentielles sont même étagées sur les premiers contreforts du Demavand, la haute montagne qui domine la ville.) Soudain notre flic nous dit d’arrêter. Il descend de voiture, m’indique la direction pour rejoindre Gol-e-Sahra, puis il disparaît dans une ruelle.

C’était donc ça : il avait fini son service et avait trouvé quelqu’un pour le reconduire chez lui. La merveilleuse hospitalité orientale était intéressée…

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A Shiraz, on peut visiter le mausolée d’un frère de l’imam Reza, l’un des douze imams du shiisme iranien. L’imam Reza est, lui, inhumé à Machad, une des principales villes saintes shiites, les plus importantes étant cependant en Irak. Au mausolée de Shiraz, seule l’enceinte du sanctuaire est théoriquement accessible aux non-musulmans, mais des Iraniens sont là pour vous y faire entrer, moyennant bakchich, naturellement. Pour les hommes, il n’y a pas de problème particulier. Les femmes, elles, doivent louer un tchador et accessoirement apprendre à le porter pour qu’il ne tombe pas pendant la visite.

Quand vous entrez, c’est l’éblouissement. Des centaines de cierges brûlent et leur lumière est réfléchie non seulement par les milliers de petits miroirs qui tapissent les murs, les voûtes et la coupole de l’édifice, mais par les colonnes et le dais de la tombe, couverts de métaux précieux et de pierreries. Cette tombe est protégée par une haute grille. Entre la grille et la tombe, c’est un véritable matelas de billets de banque qui s’amoncelle jusqu’à mi-hauteur d’homme.

J’aurais bien jeté, moi aussi, un petit billet, ne serait-ce que pour qu’on ne me soupçonne pas d’être un étranger et surtout un infidèle. Impossible. La foule qui tourne autour du tombeau est si dense qu’on est emporté par ce flot humain sans pouvoir faire le moindre geste. De plus, comme la terre autour du soleil, le pèlerin, ici, tourne à la fois autour de la tombe et sur lui-même : car il faut toujours être face à l’illustre dépouille et donc sortir à reculons…

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Les mausolées de Hafez et de Saadi, les deux plus grands poètes persans, originaires de Shiraz, sont devenus des lieux de promenade et de pèlerinage dans cette ville, la plus persane des villes de Perse. L’un et l’autre reposent dans des merveilleux jardins, pleins de fleurs et de fontaines, en somme… au paradis, tel que le décrit le Coran.

Le vendredi, jour férié en Iran, et les jours de fêtes, religieuses ou civiles, ces parcs sont envahis, à Shiraz comme partout, par les familles qui viennent y pique-niquer (encore un sport national dans ce pays), chargées de samovars et de grosses marmites où fume le riz. On pique-nique aussi dans les cimetières, assis sur les tombes de sa famille.

Mais aujourd’hui, ce n’est ni vendredi ni jour férié, et le mausolée de Hafez est seulement un lieu de promenade. Mais il est très fréquenté. Sur la tombe est déposé le recueil de ses œuvres, le Diwan . Il suffit d’ouvrir le livre au hasard et le premier vers, en haut de la page de droite, vous annonce votre avenir. Du reste, dans les rues, partout en Iran, des gamins vous proposent souvent des enveloppes qui contiennent, non pas un billet de la loterie nationale, mais un distique de Hafez qui, lui aussi, vous renseigne sur votre destinée.

C’est une façon bien poétique de dire la bonne aventure.

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A Persépolis, au moment où le soleil commençait à baisser sur l’horizon et le ciel à rougir, un car a brusquement déversé un flot de touristes bruyants : le coucher de soleil à Persépolis doit faire partie du programme des voyages organisés en Iran, comme, en Grèce, le coucher de soleil au Cap Sounion… Il faut avouer que les colonnes de l’Apadana et la Porte de Xerxès se découpant sur le ciel en feu, sont un spectacle qui vaut le voyage.

En contrebas de la terrasse où se dressent les ruines grandioses du palais des Achéménides, s’alignent les tentes où, l’an dernier, ont été hébergés les hôtes du Roi des Rois, venus assister aux fêtes de l’anniversaire du premier Empire perse. On dit que ce fastueux camping deviendra un hôtel de très grand luxe, si ce n’est déjà fait. En tout cas, beaucoup de Chefs d’Etat ont décliné l’invitation du prétendu descendant de Cyrus, à commencer par notre Pompidou : ils ne devaient pas tenir à s’afficher aux côtés d’un autocrate qui s’assoit ostensiblement sur les droits de l’Homme. Ceux qui sont venus ont assisté à une parade qu’a retransmise la télévision française, et en tête de laquelle figuraient les « Immortels » de l’armée de Darius, ceux qui se sont illustrés, entre autres, aux Thermopyles…

Le père du Shah, fondateur de l’actuelle dynastie Pahlavi, haïssait l’Islam presque autant que son contemporain Ataturk. Mais il a laïcisé l’Iran beaucoup plus superficiellement que Mustapha Kemal ne l’a fait de la Turquie. Le Shah actuel se prétend, lui, croyant, et même pratiquant. Il se méfie pourtant des mollahs et il a exilé l’Ayatollah Khomeini, le Chef spirituel du Shiïsme iranien. S’il a organisé les fêtes de Persépolis et s’il exalte le passé préislamique de la Perse, c’est évidemment pour tenter d’alléger un tant soit peu le poids historique de l’Islam qui écrase son pays. Les Achéménides doivent être pour lui ce qu’étaient les Hittites, les ancêtres que s’était choisis Kémal, et qu’il préférait aux nomades islamisés venus d’Asie centrale dont descendent les Turcs.

Espoir bien vain : l’Iran d’aujourd’hui, ce sont les mollahs enturbannés et les femmes en tchador. Cyrus compte aussi peu pour les Iraniens que Clovis pour les Français ou Thémistocle pour les Grecs… Quant aux Hittites, la plupart des Turcs n’en ont même pas entendu parler.

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Je me demandais d’où venait cette étrange impression de surprise que j’éprouvais dans ce grand magasin ultramoderne de Téhéran qu’on nous a signalé parce qu’on peut y acheter de l’authentique porcelaine iranienne. J’ai fini par trouver : dans ce magasin (d’Etat, peut-être ?), il y a des vendeuses ! Incroyable ! Des femmes. Vêtues à l’européenne, parlant anglais, et qui remplissent effectivement la fonction de vendeuses. Ca n’existe nulle part en pays d’Islam, ni en Iran ni même en Turquie.

Dans tous les bazars du pays, il n’y a que des vendeurs. Exclusivement. Les femmes qui veulent acheter des dessous féminins auront affaire à des hommes ! A vrai dire, ce n’est en général pas elles qui iront acheter leurs propres dessous, ce seront leurs maris. Les acheteuses sont rares au bazar : ce sont les hommes qui font les courses. Le bazar, c’est la vie sociale, c’est donc une affaire d’hommes : acheteurs autant que vendeurs. Les femmes ne règnent qu’à l’intérieur du foyer. Parfois tyranniquement, d’ailleurs.

Je dis à M. ma surprise de ne voir nulle part de vendeuses. Lui, le plus européanisé des Persans, s’étonne de mon étonnement : « Elles auraient du succès ! », me dit-il en souriant. Mais manifestement, pour lui, c’est une idée farfelue.

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Sofia est la ville la plus sinistre du bloc de l’Est. Dans les rues, où règne un silence presque angoissant, les gens marchent le visage fermé, impénétrables. Personne ne parle. Personne ne sourit. Dans les vastes restaurants du centre, des usines à manger comme il en existe dans toutes les « démocraties populaires », les gens prennent leur plateau, se servent sans un mot à personne, et vont manger dans un coin sans jeter un regard au voisin. Nous sommes allés boire un café dans un bar : même mutisme général. J’ai allumé une cigarette : une femme s’est approchée de moi précipitamment et m’a fait signe de l’éteindre. Elle m’a désigné une pancarte au mur qui signifiait, paraît-il, « Défense de fumer ».

Beaucoup de parcs et de jardins publics. Dans l’un d’eux, on peut voir le monument à la gloire de l’armée soviétique, libératrice de la Bulgarie où elle est venue, comme dans tous les Balkans, prêter main forte aux maquisards communistes, avant d’installer au pouvoir les dirigeants du P.C. local. Le monument est un énorme ensemble de statues et de hauts-reliefs dans le plus pur style réaliste socialiste : il ne manque pas un bouton de guêtre aux soldats russes ni un poil de barbe aux partisans bulgares.

Nous avons dîné au restaurant du camping de Sofia où un spectacle de danses folkloriques bulgares était programmé. Surprise : rien n’est plus vivant , plus coloré, plus exubérant, plus drôle même parfois, que ce folklore. Je pensais aux visages fermés des passants dans les rues de la ville : lesquels sont les vrais Bulgares ?

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Lioubliana, capitale de la République yougoslave de Slovénie, est une ville ravissante, mi italienne, mi-autrichienne. De belles rues silencieuses, de beaux palais classiques, des églises baroques, une Fontaine des Fleuves, comme celle de la place Navona à Rome, une colline boisée couronnée par un château médiéval… Un décor de théâtre semblable à ceux de la côte de Dalmatie.

En nous promenant dans ces jolies rues de Lioubliana, nous repensions à ce gros bourg miteux qu’est Skopyé, capitale d’une autre République yougoslave, la Macédoine. Sans doute le tremblement de terre qui a ravagé la ville il y a une dizaine d’années (c’était en 1963) n’a-t-il pas arrangé les choses. Mais tout de même, il y a autant de différence entre Skopyé et Lioubliana qu’entre Erzurum la turque et Innsbrück l’autrichienne.

En traversant les jolis petits villages très « tyroliens » de Slovénie, nous repensions aussi aux villages du Kosovo d’où fuse partout le minaret d’une mosquée turque et à ces carrioles à cheval conduites par un vieil homme coiffé du bonnet des musulmans, avec, à côté de lui, sa femme, la tête enveloppée dans un foulard. La Yougoslavie existe-t-elle ? Qu’est-ce qu’un « Yougoslave » ? Deux alphabets, trois religions, cinq ou six langues ou dialectes : comment Tito parvient-il à faire vivre ensemble des pays aussi différents ?

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Entre Nuremberg et Prague, la frontière germano-tchécoslovaque court à travers une forêt. Une longue file de voitures attend devant la barrière : une file qui va d’ouest en est, exclusivement. Personne ne passe dans l’autre sens. Les voitures ne sont admises qu’au compte-gouttes, une par une. Chaque fois, la barrière se lève. Le rideau de fer, c’est donc cela : de chaque côté, à travers la forêt, court un long mur de fil de fer barbelé, jalonné de tours-miradors occupées par des soldats en armes.

Quand notre tour arrive enfin, je vais au bureau présenter nos passeports dûment revêtus des visas que nous avons obtenus l’autre jour, à Paris, à l’ambassade tchécoslovaque. Puis viennent l’examen de notre coffre et la fouille de nos bagages, et enfin le passage au bureau de change, et là, c’est l’arnaque : on doit impérativement acheter un nombre minimum de couronnes tchécoslovaques, et au cours officiel, bien entendu, le cours fixé arbitrairement par les autorités du pays. (Je sais, car tout le monde me l’a dit avant notre départ, qu’au marché noir, je pourrais les obtenir pour moitié prix ou même beaucoup moins.) Et il faut payer cash, en bonnes devises capitalistes et convertibles, sonnantes et trébuchantes. Les devises fortes sont les plus appréciées : dollars américains ou deutschmarks. Toute l’opération se fait en anglais, sèchement, sans la moindre amabilité.

Il faut avoir franchi le « rideau de fer » pour savoir ce que signifie l’expression « changer de monde ». De l’autre côté, les panneaux de propagande commencent aussitôt : portraits de Lénine et des dirigeants locaux, slogans en lettres d’or sur fond rouge. Au fond, ce n’est pas très différent de la Grèce des colonels. Et jamais je n’oublierai ce magasin d’alimentation d’une petite ville où nous sommes arrêtés, peu avant Pilsen, dans l’espoir d’y faire nos provisions. La salle, tout en longueur, était occupée par des étagères en bois blanc entre lesquelles on circulait. Des étagères à peu près vides. Quelques pains rassis jetés en vrac.. Quelques boîtes de conserve, que je vois encore, des boîtes de crabe, made in China. Dans les régions les plus reculées de l’Est de la Turquie, ce n’était pas pire.

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Au camping de Prague où nous séjournons, deux familles allemandes sont installées côte à côte, l’une dont la voiture porte un D et l’autre un D.D.R. Quand je me promène, je les vois parfois assis autour de la table en train de boire un verre et de bavarder. Voilà le rideau de fer aboli, le mur de Berlin écroulé.

Pour tous les citoyens du bloc de l’Est, les voyages à l’Ouest sont soumis à de telles conditions qu’ils deviennent quasiment impossibles, surtout les voyages individuels, en pratique exclus. Par contre, les privilégiés de ces pays qui sont motorisés (ils ont des petites voitures dont le moteur fait un curieux bruit de pétrolette) peuvent se rendre dans les « pays frères », et effectivement les Allemands de l’Est ou les Hongrois ne se privent pas de « descendre » sur les plages bulgares, par exemple. L’ennui, c’est que les citoyens de l’Ouest, peuvent, eux aussi, prendre très librement ces directions et eux non plus ne s’en privent pas. Difficile alors d’éviter les rencontres, les contacts, les échanges…

De quoi peuvent bien parler nos deux familles allemandes, à Prague ? D’après le peu que j’entends, et surtout que je comprends, comme d’après les bribes d’échanges que j’ai pu avoir, ici et là, avec des ressortissants des pays de l’Est, ce qui leur manque le plus, contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas la liberté, c’est la consommation. La dictature leur pèse moins que la pénurie. Ce qu’ils nous envient le plus, ce n’est pas notre démocratie pluraliste, ce sont nos boutiques où l’on trouve de tout.

Eux ne manquent pas d’argent, mais il n’y a rien à acheter dans leurs magasins d’Etat. Ce qu’ils ignorent probablement, c’est qu’à l’Ouest, on trouve de tout dans les magasins, c’est vrai, mais que, dans bien des familles, c’est justement l’argent qui fait défaut.

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Dans les magasins d’alimentation polonais (mais c’est à peu près pareil ailleurs) règne une odeur fétide à laquelle nous commençons à être habitués, même si nous ne nous y faisons pas. A Cracovie, dans les magasins de la grande et magnifique place de la vieille ville, le « Rynek Glowny », nous la retrouvons une fois de plus, plus forte que partout ailleurs, et nous avons tout le temps de la respirer car, comme partout, il faut y faire la queue, combien ?… une demi-heure ?… une heure ?…on ne compte plus… L’essentiel, c’est qu’il reste de la marchandise quand notre tour arrivera.

Cette fameuse odeur fétide vient de ce qu’ils n’ont pas de vitrines réfrigérées. La « chaîne du froid » dont on parle chez nous ne risque donc pas d’être « rompue » ! La viande (quand il y a de la viande) est posée sur les étals, de bois en général : la petite pellicule graisseuse qui entoure les morceaux, est jaunie. Le beurre (quand il y a du beurre) se ramollit ; il sera rance quand vous l’achèterez. Le fromage (quand il y a du fromage) est sèché…

Mais quoi ! On ne va tout de même pas s’attarder sur ces détails mesquins, alors que l’on est en pleine construction du Socialisme !

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En plein centre de Varsovie, au croisement du grand axe Est-Ouest qui aboutit au pont sur la Vistule, et de l’ancienne Voie royale qui descendait de la vieille ville (et du Palais royal) vers le Parc Lazienkovski, se dresse le gigantesque gratte-ciel stalinien que l’on appelle le « Palais de la Culture ». C’est un cadeau du petit Père des Peuples à la ville qu’il avait laissé détruire en 44 : l’armée rouge, arrivée de l’autre côté du fleuve, attendit tranquillement, l’arme au pied, sur ordre de Staline, que les Allemands aient écrasé l’insurrection générale de la ville ordonnée par le gouvernement polonais légal en exil à Londres. Quand ce fut fait, elle put investir le champ de ruines et mettre en place en Pologne un régime à la solde du Kremlin.

Staline avait, paraît-il, donné aux Polonais le choix entre un Palais de la culture, une ligne de métro et un quartier d’habitation modèle. C’est le gratte-ciel qui fut choisi (Par qui ? On ne nous le dit pas.) Comme dans tout l’Empire soviétique, il a été fait sur le modèle de l’Université de Moscou, orgueil du régime et prototype de toute l’architecture stalinienne. Le gratte-ciel de Varsovie est orné de statues dont l’académisme le dispute au réalisme socialiste : des allégories antiques et des ouvriers stakhanovistes au profil grec et à la musculature apollinienne.

En face du gratte-ciel se trouve un grand supermarché à la soviétique. Sur sa porte nous avons vu une affichette rédigée en polonais et en plusieurs langues occidentales, dont le français, annonçant un rabais sur tous les articles vendus dans le magasin, pour les personnes pouvant payer en devises convertibles !

Une incitation manifeste au marché noir des monnaies capitalistes que le génial Staline n’apprécierait peut-être pas tellement…

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Frontière soviétique : nous faisons partie du C.T. 2 C : Camping-tour N° 2, option C. Une vingtaine de personnes (familles ou petits groupes de deux ou trois), ont choisi cette formule. Nous les retrouverons tous les soirs au camping : le 26 à Minsk, le 27 à Smolensk, les 28, 29 et 30 à Moscou, etc…etc… Les Soviétiques ont réussi l’exploit de transformer les tours individuels en voyages organisés !

A la frontière polono-soviétique (ce n’est pas le rideau de fer qu’on a déjà franchi à la sortie de l’Allemagne fédérale), après les multiples fouilles et contrôles, la jeune femme de l’agence Intourist nous remet une paperasse considérable : feuille de route, bons d’essence, bons de camping, etc…etc… Et elle nous fait un petit discours (en français) pour nous dire ce que nous devons faire et ne pas faire en toutes circonstances. A tout hasard, je lui demande :

- Qu’est-ce que je dois faire si je tombe en panne ?

Elle s’interrompt, interloquée. Elle réfléchit : manifestement, cette éventualité n’est pas prévue dans le plan. Finalement, elle me regarde et me dit, très sérieuse et plus vraie que nature :

- Il faut prévenir Moscou.

C’est tout simple, n’est-ce pas ? En France, si vous tombez en panne, vous essayez de trouver un garagiste ; en U.R.S.S., vous prévenez Moscou. On vous le trouvera sans doute, votre garagiste, mais ce n’est pas à vous de le chercher.

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Les routes soviétiques filent tout droit à travers d’interminables forêts. Elles sont larges, avec, à droite et à gauche, de non moins larges bas-côtés où doit pouvoir s’amonceler la neige, l’hiver. Ces routes sont goudronnées, à la différence des chemins qui en partent, qui mènent à des villages ou à d’anciennes fermes devenues des kolkhozes ou sovkhozes, et qui, eux, sont en terre, poussièreux par beau temps, mais gluants de gadoue à la première pluie : les tracteurs qui en débouchent transforment la route en une véritable patinoire.

Ce sont en général des femmes qui exécutent les travaux routiers, essentiellement le rebouchage des nids de poule. Chaussées de bottes, coiffées de foulards enroulés comme des turbans, protégées par de grands tabliers, elles pataugent dans le goudron liquide dans lequel elles jettent des pelletées de gravier. Nous ne cessons de nous étonner de l’archaïsme de telles méthodes. Après tout on est dans un pays qui multiplie les exploits dans le domaine spatial.

Sur ces routes circulent des camions dont les chargements semblent bien mal arrimés, car ils en perdent une partie : traverses de bois, planches, parpaings, briques, boîtes, bouteilles, tombent sur la voie publique. Manifestement, le chauffeur n’aura pas un décompte bien précis à fournir à l’arrivée !

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Il y a un grand hôtel juste à côté du camping de Moscou (un unique camping, assez petit, pour toute la capitale !) et nous avons voulu aller dîner dans cet hôtel. D’autant que, sur la route, dans les pauvres villages où nous nous sommes arrêtés, les magasins d’alimentation étaient sordides et les plats proposés repoussants. Mais, à l’entrée du restaurant, un cerbère à casquette nous a fait comprendre qu’il était trop tard pour que les enfants y soient admis et, avec une amabilité à laquelle nous commençons à être accoutumés, il nous a dirigés vers le petit « bouffett » à côté, où il n’y avait à manger que des assiettes froides et à boire que du lait (nous avons préféré de l’eau claire).

Peu après, l’orchestre du restaurant a attaqué des airs de pseudo-jazz, et des élégantes en robes longues ont commencé à arriver au bras de leurs chevaliers servants. C’était donc une soirée mondaine : c’est sans doute pour cela que les enfants n’étaient pas admis. Quelques types seuls se sont présentés aussi. Mais tous ceux qui ne portaient pas de cravate étaient systématiquement refoulés par le cerbère. Et encore, le frac n’était pas de rigueur : une chance ! Quand je pense que, moi, non seulement je n’avais pas de cravate mais que j’étais en jean et pull-over !

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Il serait intéressant d’avoir une statistique précise sur le nombre de millions d’heures perdues par les Soviétiques à faire la queue. Dehors, mais aussi dedans. Les interminables queues à la porte des magasins font partie du décor, presque du folklore, du pays. L’Occidental qui voyage en U.R.S.S. par ses propres moyens et qui doit s’approvisionner, n’a guère envie, lui, d’en plaisanter et très vite il est exaspéré. Il apprend rapidement aussi les coutumes et les règles du jeu. Quand une longue queue se forme quelque part, c’est qu’il y a quelque chose à acheter, donc qu’un arrivage vient d’avoir lieu et que le bouche à oreille a fonctionné. Un arrivage de quoi ? De bananes ? Vous dites : des bananes ? Fabuleux ! C’est tellement rarissime que c’est difficilement croyable. Vous êtes bien sûr que c’est vrai ? Mais si je commence à faire la queue maintenant, est-ce qu’il en restera quand mon tour arrivera ? Nous savons par expérience qu’ils tombent constamment en rupture de stock pour tout et qu’on n’est jamais prévenu à l’avance. Perdre une heure ou deux inutilement…Qui ne tente rien n’a rien, dites-vous ? Vous avez peut-être raison.

A l’intérieur, on fait la queue aussi, mais pas pour les mêmes raisons. Le système en usage veut qu’on passe d’abord à l a caisse (après avoir attendu son tour le temps nécessaire, comme il se doit). Vous y commandez par exemple 500 grammes d’une denrée quelconque, et vous payez. Vous recevez alors un ticket sur lequel est indiqué la nature et le poids de ce que vous avez acheté, et il ne vous reste plus qu’à aller, ticket en main, au comptoir voulu où vous… attendrez votre tour. Mais ce serait un miracle si le poids de la marchandise qui sera découpée par le vendeur correspondait exactement à celui que vous avez payé. Il faudra donc soit en enlever, soit en rajouter, jusqu’à ce que le compte soit juste !

Tout cela peut prendre beaucoup de temps. Mais ici le temps, c’est tout sauf de l’argent…

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A la porte ou au portail d’entrée de toutes les entreprises, trône une étrange galerie de portraits : cela ressemble à des photos d’identité agrandies et il semble bien que ce soit en effet de cela qu’il s’agisse. Le tableau d’honneur des meilleurs travailleurs de l’entreprise est ainsi exposé jusque dans la rue. Les salariés qui y figurent sont évidemment les plus méritants, les plus productifs, ceux qui ont obtenu les meilleurs résultats, réalisé les meilleures performances, les meilleurs rendements. Cela leur vaut des avantages sonnants et trébuchants, sous forme de primes ou de séjours dans les centres de vacances de l’entreprise, en montagne ou sur les bords de la Mer noire ou de la Caspienne, mais aussi des récompenses honorifiques : une médaille ou leur photo au Tableau d’honneur…

Cet encouragement à ce qui ressemble à du « fayotage », comme nous dirions, est manifestement une survivance du stakhanovisme des années staliniennes. Il faut bien trouver des stimulants pour remplacer l’intérêt personnel ou l’appât du gain de nos sociétés libérales.

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Exceptionnellement, puisque nous sommes à Moscou, nous sommes allés dîner au restaurant et nous avons choisi l’Hôtel Rossia, ; en plein centre-ville. Mais pas une des serveuses n’y parle un mot d’une langue européenne connue. Comme j’essaie en vain de me débattre avec elles en russe, elles finissent par m’envoyer un de leurs collègues qui, lui, parle couramment le français. Il s’avance et, tout en prenant notre commande, il me propose, sans trop de précautions, de… faire un change au noir. J’ai gardé en réserve, à tout hasard, quelques billets que je n’ai pas déclarés à la frontière. Le garçon m’offre 35 roubles pour 100 francs. Intéressant. On en obtient 17 à la banque ! Après tout, ça m’arrange et manifestement lui aussi : il doit être en cheville avec un réseau de trafiquants. Je me souviens de l’affiche en cinq ou six langues, à la porte d’un grand magasin de Varsovie, annonçant un substantiel rabais aux personnes pouvant payer en devises étrangères ! Une incitation ouverte au marché noir.

Je rappelle donc le garçon pour lui dire que ça marche. Cinq minutes après, il revient, son calepin-prétexte en main. Il s’approche et me glisse des billets dans la poche, en observant bien tout autour pour s’assurer que personne ne regarde. Il s’approche encore un peu plus, les deux bras le long du corps et je lui glisse mon billet de 100 francs dans la main.

J’aimerais quand même bien savoir ce que les types qui font ce trafic pensent du régime qui le rend possible.

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Une des nombreuses raisons du trafic de devises en U.R.S.S., ce sont les berioszka , ces magasins où l’on trouve de tout, mais où l’on ne peut payer qu’en monnaies convertibles, en currency , comme disent les Russes anglophones, (comme si le rouble n’était pas lui-même une « currency »). Nous avons visité un berioszka proche de la Place Rouge et donc du célèbre Goum, le plus grand magasin du pays, mais qui tient plus du bazar d’Istambul que des Galeries Lafayette. Les berioszka, c’est le Palais de Dame Tartine : on y trouve non seulement les produits russes de qualité, du bon ca viar par exemple, ou de la vraie vodka, à étiquette rouge ou noire (celle qu’on trouve dans le commerce, à étiquette verte, est détestable), mais aussi des produits importés, introuvables partout ailleurs, depuis les lunettes de soleil jusqu’aux cosmétiques de luxe, en passant par les banales crèmes solaires…

Introuvables partout ailleurs ? Pas tout à fait. Car il y a des magasins spéciaux, aussi bien achalandés que les berioszka, mais presque clandestins, sans aucune enseigne ni quoi que ce soit qui permette de les identifier : ils sont réservés aux privilégiés, c’est-à-dire aux cadres du Parti. Ces « camarades » de haut vol peuvent y trouver tout ce qui n’est pas en vente ailleurs et qu’ils n’ont pas besoin, eux, de payer en currency : le Parti leur fournit des bons à points, en quantité proportionnelle à leur place dans la hiérarchie.

A chacun selon ses besoins, comme disait Marx…

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A Zaporodjié, en Ukraine, nous nous sommes stationnés devant la porte de l’usine qui fabrique les Zaporodjiet, ces petites voitures dont le moteur, comme celui des Traban d’Allemagne de l’Est, fait un si curieux bruit de pétrolette. Aussitôt, la voiture a été entourée par un attroupement : des ouvriers de l’usine. Il a fallu que j’ouvre le capot et ils se sont tous penchés sur le moteur pour l’examiner sous tous les angles. Ils ne s’en lassaient pas, au point que la femme de l’agence Intourist a dû les écarter fermement pour que nous puissions entrer et commencer la visite.

La fascination des Soviétiques pour les produits occidentaux est incroyable. Pour tous les produits, depuis les voitures jusqu’aux sandales : ils me font parfois penser aux Africains dans les villages perdus au fin fond de la brousse. On m’explique que leurs produits sont de si mauvaise qualité, si peu soignés, si mal « finis », que tout ce qui vient de l’étranger est pour eux a priori un produit de marque.

Nous avons vu dix fois des femmes s’approcher de nous, venir palper le sac à main de G. et lui demander si elle ne voulait pas le vendre. Un jour, au camping de Smolensk, une femme voulait acheter le survêtement du plus jeune de nos enfants. Le plus étonnant : l’autre jour, quelqu’un m’a demandé de lui vendre ma chemise ! La plus banale des chemises, produite en série en France, et achetée dans la plus banale des boutiques. Je regardais la sienne et je me disais : « Mais que diable la mienne a-t-elle de mieux ? »

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Comme on sait, il n’y a pas de chômage en U.R.S.S. L’Etat vous procure tout : l’éducation, la santé, un logement, des vacances, et, naturellement, un salaire, donc un emploi. Rien n’est plus facile : il suffit de mettre deux personnes là où il n’y en a besoin que d’une et une là où il n’y a besoin de personne… C’est ainsi que, dans les Hôtels (tous d’Etat, évidemment), une femme est assise, à chaque étage, devant la sortie de l’ascenseur. Sa seule tâche est de conduire le client à sa chambre et de lui ouvrir la porte. C’est absurde, puisque, sa chambre, il en connaît le numéro : il aurait suffi qu’on lui remette sa clef. Mais non : cela aurait fait un emploi de moins, et même dix, si l’hôtel a dix étages !

On voit parfois dans la rue un type assis sur une chaise, calepin en main, devant un pèse-personne. Les passants s’arrêtent. Une petite queue se forme. Les uns après les autres, les gens montent sur le pèse-personne. Le type regarde, note sur son calepin le chiffre devant lequel l’aiguille s’est arrêtée, détache la feuille et la remet au « client ». Evidemment on se dit qu’il vaudrait mieux fabriquer des pèse-personne en série et les vendre, mais le peseur perdrait son petit boulot et il faudrait lui payer des allocations-chômage.

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Un roulement à billes d’une des roues de notre petite remorque a fini par rendre l’âme. C’était prévisible et je l’avais prévu. J’avais donc des roulements de rechange, mais évidemment pas l’outillage nécessaire pour faire la réparation et je suis allé dans un garage proche de notre camping. Seulement c’était samedi et on m’a expliqué que le samedi il y a partout un service minimum. Les ouvriers ont fini par arriver, très décontractés, et se sont mis à bavarder tranquillement. Le plus difficile et le plus long a été d’obtenir qu’ils s’intéressent à mon sort car ensuite, quand ils ont compris ce que je voulais, la réparation a été faite rapidement : ils étaient bien équipés et semblaient très compétents.

J’ai évidemment voulu payer : rien à faire ! Ils ne comprenaient absolument pas cette étrange idée qui leur semblait manifestement saugrenue. Bien sûr, ils sont fonctionnaires et, dans ce pays, toutes les entreprises sont un peu des services publics. Mais enfin, chez nous, la Poste a beau être un service public (et un vrai, celui-là), on paye quand on va expédier un colis ! Je me suis dit qu’en raison du service minimum, le patron (disons : le « directeur ») ou le comptable ne devaient pas être là, et qu’un jour ordinaire, cela ne se serait pas produit, mais j’ai dû me tromper. Car un des « CT 2C » qui fait le même circuit que nous, m’a raconté qu’il a crevé il y a quelques jours, qu’il a fait réparer sa chambre à air dans un garage de Kharkov et que lui non plus n’a pas pu payer, bien qu’il ait insisté pour le faire. Il a beau être communiste (ou sympathisant), ce gaspillage lui semble incompréhensible. Il n’est pas le seul à penser cela.

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Dans le dernier camping soviétique où nous avons séjourné, un type s’est présenté, alors que j’étais déjà couché et endormi. Il a demandé à G. de prendre une lettre destinée à un de ses amis américains et de la poster quand nous serions arrivés à l’Ouest. G. n’a pas voulu me réveiller et a dit au type de revenir le lendemain. Mais il est allé trouver des jeunes qui font partie de notre groupe des « CT 2C » et qui campaient pas très loin de nous : ils ont pris sa lettre.

Quand nous sommes arrivés à Oujgorod, à la frontière soviéto-tchécoslovaque, nous avons subi une fouille comme jamais nous n’en avions connue nulle part. La voiture a été inspectée sous tous les angles, y compris par-dessous (une fosse est prévue à cet effet). Le coffre a évidemment été vidé, les valises et les sacs ouverts, les sièges démontés, les tapis de sol soulevés… Nous avons seulement échappé à la fouille corporelle. Je n’ai d’ailleurs pas compris pourquoi.

Nos papiers ont été épluchés un par un, en présence des flics, par un interprète qui a aussi commencé à lire mon journal de bord. Heureusement pour nous, il n’a pas été jusqu’au bout : j’y racontais entre autres la visite du type au camping ! Finalement, au bout de… combien ? une heure ? …plus ?…, ils n’avaient rien trouvé (et pour cause) et nous avons été autorisés à quitter l’U.R.S.S.

Une fois rentrés en France, nous avons reçu une lettre d’un couple « CT 2C ». Ils nous ont dit que les jeunes étaient, comme eux, sortis à la frontière hongroise, toute proche de celle d’Oujgorod, et que la fameuse lettre avait été trouvée dans leurs papiers. Nous avons alors compris les raisons de la fouille que nous avions subie : le poste « hongrois » avait dû téléphoner au poste « tchécoslovaque » et lui dire de passer tous les CT 2C au peigne fin… Ils ne nous ont pas dit ce qui était arrivé aux jeunes. Mais nous aurions surtout aimé savoir ce qui était arrivé à l’auteur de la lettre.

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Dans les campings d’Europe de l’Est, le grand sujet de conversation entre Français qui se rencontrent, ce sont…les campings d’Europe de l’Est. Un sujet inépuisable. Nous avons rencontré à Cracovie des campeurs qui remontaient des Balkans et qui nous ont raconté que, dans un camping de Roumanie où ils étaient passés, il n’y avait pas d’eau chaude sur les lavabos. Ils étaient donc allés signaler la chose au bureau où le responsable leur dit : « Oui, oui, je sais… J’ai fait la demande… » Rires.

- Une demande par la voie hiérarchique, je suppose ?

- Sans doute

- Auquel cas, la réparation ne doit toujours pas être faite.

Dans le même registre, j’y vais, moi aussi, de deux petites anecdotes authentiques. Au camping de Kiev, c’était exactement le contraire de ce qu’ils viennent de nous raconter : Là-bas, l’eau chaude coulait d’une douche en permanence. Brûlante et à plein régime. Jour et nuit. Impossible de fermer le robinet et d’arrêter le gaspillage. Je suis donc allé, comme eux, avertir le bureau.

- Et alors ? Ils avaient fait la demande, eux aussi ?

- Probablement. En tout cas, quand nous sommes partis, trois jours après, l’eau coulait toujours. Brûlante et à plein régime. Jour et nuit.

A Prague, c’est l’électricité qui manquait dans le bloc sanitaire des hommes. Non seulement on n’y voyait rien, mais on ne pouvait pas se raser. Me voilà donc parti au bureau, une fois de plus. Mais cette fois, le responsable, qui semblait très critique envers le régime, me parut sincèrement navré, non seulement à cause de la panne, mais de son impuissance, et de l’absurdité d’un système qui ne A Prague, c’est l’électricité qui manquait dans le bloc sanitaire des hommes. Non seulement on n’y voyait rien, mais on ne pouvait pas se raser. Me voilà donc parti au bureau, une fois de plus. Mais cette fois, le responsable, qui semblait très critique envers le régime, me parut sincèrement navré, non seulement à cause de la panne, mais de son impuissance, et de l’absurdité d’un système qui ne lui laissait même pas la possibilité de faire changer un fusible. Et il me dit en soupirant de…venir me raser à la réception. C’est ce que j’ai fait, bien sûr, pendant toute la durée de notre séjour.

Et comme moi, tous les campeurs venaient, le matin, brancher leur rasoir au bureau.

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Quand nous nous étions arrêtés à Kochitsé, première ville tchécoslovaque après la frontière soviétique, nous avions été stupéfaits de trouver des magasins d’alimentation plutôt bien achalandés. Nous avions même, dans l’un d’eux, vu une machine à couper les tranches de jambon et qui, effectivement coupait des tranches de jambon. Du vrai jambon ! Fantastique !

Mais il a fallu arriver à Vienne pour retrouver la véritable abondance. Des supermarchés comme en France ! Regorgeant de tout ! Incroyable. Des bananes, des pamplemousses, des oranges, des kiwis, des ananas… Des côtes de veau ? Mais bien sûr ! Combien en voulez-vous ? Quatre ? Non ? Ce sera trop ? Il est vrai qu’elles sont un peu épaisses. Je vous en mets trois ? Voilà… Mais si nous en avions voulu quinze, elle nous les aurait données instantanément.

Comment est-il possible qu’en rentrant de la deuxième puissance économique mondiale, on puisse éprouver, en arrivant à l’Ouest, la même impression qu’en revenant d’un pays du Tiers-Monde ?

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A Los Angeles, il faut avoir visité Disneyland, comme les studios Universal. Ce que nous n’avons pas manqué de faire. Le célèbre parc est situé à Anaheim, très loin du « centre », si l’on appelle « centre » le quartier où se trouvent les gratte-ciel, aussi loin que Santa Monica. On s’y rend par les freeways, ces autoroutes urbaines qui ont parfois cinq ou six voies dans chaque sens, et que relient de gigantesques échangeurs où l’on a vite fait de se perdre. Depuis Figueroa street où se trouve la cité universitaire où nous sommes hébergés, pour rejoindre la Santa Ana freeway, il fallait emprunter sur quelques kilomètres la Santa Monica freeway. C’est bien ce que nous avons fait, mais en oubliant qu’il y a S. M. East et S.M. West : nous étions partis dans la mauvaise direction et il a fallu que la police routière nous remette dans la bonne !

Certains Américains affectent de considérer que Disneyland, « c’est tout juste bon pour les enfants ». Ce n’est pas faux, mais quoi ! on a bien le droit de redevenir enfant l’espace d’une demi-journée. Où trouverait-on en Europe un parc d’attraction comparable ? Disneyland est tout un monde, ou plutôt la juxtaposition de cinq ou six « mondes » : fantasy land, to-morrow land, etc.. etc.. On passe de la jungle et de la préhistoire aux étoiles et à l’exploration interplanétaire. Nous avons aimé le petit train du Far-West et surtout la balade en sous-marin et la rencontre des Sirènes. Mais il est vrai que nous avons regretté l’absence des enfants.

A la fin de notre visite, et après la parade sur Main street , reconstitution d’une ville de western terminée par le château de la Belle au bois dormant, nous avons été dîner dans un de ces fast-food qu’on trouve partout aux Etats-Unis. On va commander au comptoir un sandwich au hamburger, un cornet de frites, un apple pie en guise de dessert, et, comme boisson un Pepsi ou un Coca-cola. Tout cela vous est servi dans des assiettes et des verres en carton que vous jetterez vous-même à la poubelle quand vous aurez fini. Ce n’est pas de la grande cuisine mais les Américains ont l’air d’aimer ça.

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D’après le Guide Nagel, Wilshire Bd, qui fait 30 miles, soit 50 Km., de long, est l’artère la plus huppée de Los Angeles. Cela nous a paru exact, surtout au niveau du « miracle mile », partie la plus riche du boulevard. Mais Sunset n’est pas mal non plus. Toutes ces artères relient « Downtown » à la côte du Pacifique. Sur Wilshire, comme sur Sunset, il vient un moment où les immeubles, les hôtels et les magasins s’espacent, puis disparaissent… L’avenue commence à ressembler à l’allée d’un parc. Et effectivement on est au milieu d’un parc, un merveilleux parc, admirablement ombragé, superbement gazonné, avec des villas paradisiaques au milieu de la verdure, des villas qui ne sont pas toutes clôturées : parfois le gazon descend jusqu’au trottoir… On est à Beverly Hills. Nous nous attendions à du mauvais goût, à du tape-à-l’œil de nouveaux riches. Pas du tout. Nous avons au contraire été frappés par le goût très sûr de ces palais de rêve, dans un quartier où le mètre carré de terrain doit coûter une fortune.

Beverly Hills est le district le plus chic de Los Angelès, ville principale de la Californie, état le plus riche des Etats-Unis, pays le plus riche du monde. Ainsi, quand on traverse Beverly Hills, on se dit qu’on est probablement au milieu de la plus importante concentration de richesse de la planète. C’est une impression d’autant plus curieuse qu’on n’est pas vraiment impressionné.

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Dans le sud de la Californie, presque tous les panneaux ou affiches sont bilingues : anglais et espagnol. A Santa Barbara, on se sent au Mexique : maisons blanches, toits de tuiles rouges, fontaines, patios, une « mission », avec son église baroque, ses cours ombragées, ses salles blanches et fraîches, ses jardins plantés d’arbres exotiques… Et cette impression va durer jusqu’à San Francisco, tout au long de l’ancien camino real , jalonné de missions jadis fondées par les Franciscains espagnols pour évangéliser les Indiens du pays et qui continuent à porter des noms espagnols : San Luis Obispo, San Juan Bautista, Monterey…

Au milieu de l’immense agglomération de San Francisco (cinq millions d’habitants aujourd’hui), la « mission Dolorès » est toujours là : une minuscule église blanche à la façade ornée de colonnes, coiffée de tuiles, de style très mexicain, entourée d’un petit cimetière envahi par la végétation. Je ne suis par sûr que les aventures du Suter de Blaise Cendrars, qu’ il raconte dans L'or, soient historiques, encore que j’aie repéré une « Suter street » à San Francisco. En tout cas, si ce Suter a bien existé, quand il est arrivé ici, avant la grande Ruée vers l’or, après avoir contourné le continent sud-américain (car le canal de Panama n’existait pas encore), il n’a trouvé, au fond de l’immense et magnifique baie, que cette petite « mission » entourée de quelques misérables huttes indiennes.

On oublie souvent ce côté « champignon » des Etats-Unis, qui se sont construits en quelques décennies.

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L’accent américain n’est pas toujours évident pour un étranger. Mais il y a une catégorie d’Américains dont la prononciation défie vraiment toute compréhension : ce sont les Chinois, nombreux sur la côte Ouest. Dans une boutique de souvenirs de la Chinatown de San Francisco, une vieille Chinoise nous désigne des poteries de son pays en les vantant d’un emphatique : « Ho An » ou peut-être « Ho Wan ». Nous nous interrogeons. S’agirait-il d’une dynastie impériale chinoise inconnue de nous et qui aurait donné son nom à un style, comme chez nous le « Louis XV » ? Soudain, la Chinoise nous désigne un autre vase, moins cher, et nous reconnaissons l’expression « new one ». Du coup tout s’éclaire : « Ho an » signifiait tout simplement « old one » et désignait un vase ancien !

Au pressing où nous avons amené des vêtements à nettoyer et repasser, je demande au vieux Chinois qui tient la boutique quand ce sera prêt et donc quand nous pourrons revenir :

- A I O A, me répond-il en me montrant l’horloge au mur.

Il m’a fallu un moment (et lui reposer plusieurs fois la question) pour comprendre que cela signifiait : « At three o’clock ».

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« Girls, girls, girls » : sur la Broadway de San Francisco, qui traverse le « quartier Pigalle » de la ville, les boîtes se succèdent, hermétiquement closes. « Amateur topless », « adult movies », « total nudity » répètent les panneaux. Les rues de San Francisco sont un écran de cinémascope où passe en permanence un film presque toujours pittoresque, même s’il est parfois un peu trop accrocheur : fallait-il vraiment coiffer de toits recourbés jusqu’aux cabines téléphoniques, et même les lampadaires, de Chinatown ?

Les multiples collines qui n’ont pas découragé le traditionnel damier des villes américaines, ont produit des rues en montagnes russes uniques en leur genre : escaladées par les célèbres cable-cars, bordées par de jolies maisons de bois, peintes de couleurs pastel et ornées de bow-windows, on découvre, en les montant, des spectacles tantôt insolites, tantôt merveilleux : n’est-il pas jubilatoire, là, juste devant vous, ce sommet d’un gratte-ciel pointu, le plus haut de la ville, qui montre le bout de son nez exactement au sommet de la rue et qui se hausse au fur et à mesure que vous montez ? N’est-il pas fabuleux, derrière vous, le panorama de la baie étincelante, au milieu de laquelle émerge l’île d’Alcatraz ?

Pourtant, ce qui m’a peut-être le plus frappé ici, c’est une modeste et émouvante affichette écrite à la main et scotchée à un coin de rue, annonçant une réunion du « Socialist Labour Party » sur le thème : « Socialism explained ». Dans un pays où il n’y a ni secteur public, ni véritable droit du travail, ni protection sociale à l’européenne, on se dit que les militants socialistes doivent se sentir bien isolés.

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Pour tout Européen qui a vu au moins deux ou trois fois la Chevauchée fantastique de John Ford (je préfère de beaucoup le titre américain, Stage coach ), Monument Valley, c’est l’Amérique, c’est le Far-West. Et c’est peut-être plus vrai encore pour quelqu’un qui a lu et relu, étant adolescent, un roman de quatre sous qui s’intitulait Le démon des Mauvaises Terres , et où était évoquée une « cathédrale du désert » qui servait de décor au récit. Monument Valley c’est le Far-West, comme Ispahan c’est l’Orient des Mille et Une nuits . On l’attend avec d’autant plus d’impatience que l’on ne peut s’empêcher de craindre d’être un peu déçu.

Et puis voilà qu’à l’horizon, au bout d’une interminable route toute droite qui court dans un désert uniformément plat, tout juste hérissé ça et là de quelques buissons épineux, l’apparition se produit : les célèbres pitons se découpent sur le ciel, carrés ou effilés. On quitte finalement la « main road » pour prendre une piste en terre qui conduit, dit une pancarte, au Visitor center . Les pitons s’avancent vers vous, grandissent, deviennent gigantesques… On passe au pied de falaises de 300 mètres de haut, rouges comme les parois du Grand Canyon, et puis on se met à grimper. On parvient enfin sur une terrasse d’où l’on domine tout le site et où vous attendent les Indiens (car le site est sur leurs terres et ce sont eux qui le gèrent). On s’avance : voilà les « Both Hands », les deux mains, deux buttes carrées géantes (les quatre doigts serrés), chacune d’elles flanquée d’une aiguille effilée (le pouce), la première main presque à nos pieds, détachée d’une falaise, l’autre plus lointaine, au milieu du désert. Entre les deux, minuscule, la piste, sans doute, où John Ford fait passer sa diligence.

On regarde, bouche bée… Non, on n’est pas déçu.

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Aux U.S.A., quand on quitte un Etat pour un autre Etat, on en est averti par de grands panneaux qui ont une tout autre signification que ceux qui signalent nos changements de département. Car ici les Etats sont réellement différents les uns des autres. Les lois n’y sont pas toujours les mêmes. C’est bien pour cela qu’il y a des casinos à Las Vegas et pas à San Francisco. Les taux de T.V.A. varient et l’on ne peut l’ignorer car, dans les magasins, les prix marqués sont toujours hors taxe et la T.V.A. est ajoutée quand on passe à la caisse, comme chez nous sur les factures des artisans.

On imagine mal, en France, le « provincialisme » américain. Si tant est que ce mot signifie quelque chose ici. Car la notion de « province » suppose l’existence d’une « capitale ». Or Washington n’est pas la capitale des Etats-Unis. Tout au plus le siège de l’administration fédérale, et, dans l’Amérique profonde, cette expression désigne un monstre redoutable, un Léviathan étatique, bureaucratique, presque soviétique. Ici l’autorité ne peut appartenir qu’à des gens qu’on a élus, et spécialement aux plus proches, ceux que l’on connaît, les élus locaux. Toute carrière politique commence obligatoirement à l’échelon local. L’actuel Président Jimmy Carter a d’abord été un élu de la Géorgie, un Etat où il était un planteur de peanuts.

L’équivalent de nos Préfets est strictement impensable en Amérique. Si, à Denver (Colorado) ou Phénix (Arizona), les gens voyaient arriver un type à casquette et en uniforme, représentant le pouvoir central, et ayant autorité sur les élus, ils hurleraient à la dictature.

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Dans les réserves indiennes de l’Ouest, les descendants des guerriers qui jouent les méchants dans les westerns, se sont reconvertis en vendeurs de souvenirs. Ils ne s’affublent pas de coiffures à plumes mais parfois dressent les tentes pointues ancestrales sous lesquelles ils déballent leur pacotille. Leurs villages, qui ne sont souvent que des hameaux de quelques maisons, nous ont paru presque misérables. On en vient même à se demander si ces réserves ne sont pas comparables aux « homelands » sud-africains : les Indiens y sont certes chez eux et entre eux, mais ils y vivent, eux, les premiers habitants du pays, en citoyens de second, voire de troisième rang. Il faut pourtant se méfier : nous avons vu, dans un de ces hameaux, un motel dont le prix affiché nous a paru aussi élevé qu’ailleurs, chose surprenante compte tenu de l’environnement ; nous avons compris pourquoi en y mettant les pieds : comme ailleurs on y trouvait moquette, télévision, air conditionné et salle de bain ultramoderne.

Dès qu’on a quitté les réserves, voici à nouveau les vertes prairies et les petites villes coquettes, avec leurs maisons de bois posées au milieu de gazons bien peignés (« On soufflerait dessus, tout s’envolerait », dit Julien Green), leurs églises des différents cultes et leurs inévitables supermarchés, puisque le capitalisme américain a fait disparaître le petit commerce aussi sûrement que le socialisme soviétique. A l’entrée de ces petites villes, on trouve partout des campings qui n’en sont plus : ce sont des concentrations de mobil homes devenus habitations permanentes et qui forment en fait des quartiers nouveaux. Il doit être plus intéressant fiscalement d’habiter un mobil home qu’une maison en dur. Dans le camping où nous nous sommes arrêtés pour la nuit, nous sommes les seuls nomades.

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Aux Etats-Unis, beaucoup de services sont aménagés pour que l’on n’ait pas besoin de quitter son automobile avec laquelle les Américains font corps comme autrefois les cow-boys avec leur cheval. Fonctionnent en drive-in, comme ils disent, non seulement bien des fast-food , mais des banques, des cinémas, et même des funeral homes .

Car aux Etats-Unis, il y a longtemps qu’on ne meurt plus chez soi. Si d’aventure vous mourez à l’hôpital, votre dépouille ne sera pas ramenée à votre domicile (horreur !), mais transportée dans un lieu prévu à cet effet, un des salons d’un « funeral home » où votre famille pourra vous veiller et vos amis vous rendre une dernière visite. C’est de là aussi que vous partirez pour votre dernière demeure.

Dans les funeral homes fonctionnant en drive-in, on arrive au volant de sa voiture ; on s’arrête à la hauteur d’une grande baie vitrée derrière laquelle est exposée la dépouille mortelle (sur un lit ou dans son cercueil) ; on a tout le temps de verser un pleur (ou de réciter une prière) pour ce pauvre Tom trop tôt arraché à l’affection des siens. Puis on redémarre : un peu plus loin, un bras articulé vous tend le registre. Vous baissez votre glace, vous signez et vous partez.

S’il est midi, vous pouvez (toujours sans descendre de voiture) aller déjeuner dans un Mac Drive . Si c’est le soir, vous pouvez aller au cinéma : vous verrez le film sur un écran géant depuis un parking et, là non plus vous n’aurez pas besoin de quitter votre siège. Peut-être ne serez-vous cependant pas autorisé à dormir dans la voiture.

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Nous ne cessons de nous émerveiller des gadgets américains. Nous avons loué une grosse voiture dans laquelle nous pourrons coucher : les sièges avant et arrière seront assez longs et larges pour cela. Dans cette voiture, quand on met le contact, deux sonneries se font entendre, en même temps que des clignotants s’allument. Le premier commande : « Shut the doors » et le second : « Fasten your belts » et l’on ne pourra pas démarrer avant de s’être exécuté. Le changement de vitesse est remplacé par une petite manette qu’on peut placer dans trois ou quatre positions : marche avant, marche arrière, point mort, etc… Un doigt de pied sur l’accélérateur : la voiture avance. Le doigt de pied relevé : elle s’arrête. On tourne le bouton du climatiseur et l’on a la température voulue, chaude en hiver, fraîche en été, avec ou sans soufflerie… Jamais nous ne pourrons nous payer une voiture comme cela en France et voilà qu’ici on peut la louer pour deux semaines pour l’équivalent de 2.000 francs !

A l’agence où nous avons loué cette petite merveille, la fille (au look hollywoodien comme partout) tapait sur un clavier et nous avons vu la facture sortir toute seule en trois exemplaires d’une imprimante posée sur une autre table où elle est allée la chercher ! Cette fille, pour téléphoner, utilisait un surprenant combiné de couleur sur lequel se trouvait un petit clavier à touches. Qu’ils sont loin, nos vieux appareils téléphoniques et nos vieilles machines à écrire !

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Le district le plus touristique de La Nouvelle Orléans, au centre de la ville, s’appelle le Vieux Carré ou encore le Quartier français. Il s’étend autour de la pittoresque place centrale, Jackson square, où se trouve l’Hôtel de ville. Toutes les rues de ce quartier sont bordées de maisons coloniales du XVIII° siècle à grands balcons de fer. On peut voir des maisons de même style et de même époque dans bien des villes coloniales, un peu partout dans le monde, mais nulle part un ensemble de cette importance ne s’est conservé intact. Et, avec San Francisco, La Nouvelle Orléans est sûrement la ville la plus pittoresque des Etats-Unis.

Certaines rues de ce quartier portent des noms ( « Bourbon » ou « Toulouse », par exemple) qui nous rappellent que la ville a été fondée au début du XVIII° s. par un Français qui lui a donné le nom du duc d’Orléans, le Régent de l’époque : il s’agissait d’en faire la capitale de l’immense Louisiane française qui s’étendait alors sur tout le bassin du Mississipi, le Meschacébé de notre Chateaubriand, qui l’a si bien décrit sans l’avoir jamais vu. A vrai dire, dans Bourbon street aujourd’hui, ce n’est plus le Régent qu’on évoque, mais plutôt Sydney Bechet dont les successeurs maintiennent la tradition dans de nombreux cafés et en particulier dans la Maison pour la préservation du jazz.

Au musée de la ville, sur Jackson square, on peut voir l’acte de vente par lequel, au tout début du XIX° s., le général Bonaparte, Premier Consul de la République française, a vendu la Louisiane, pour trois millions de dollars, aux Etats-Unis du Président Jefferson. Nous étions en train de regarder ce papier, penchés sur une vitrine du musée, quand un Américain, à côté de nous, comprenant, en nous entendant parler, que nous étions français, nous dit :

- J’ai l’impression que vous n’avez pas fait une très bonne affaire, ce jour-là…

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Les Etats-Unis ont une histoire si brève que leurs personnages historiques font l’objet d’un véritable culte. Washington et Jefferson, qui vivaient au temps de Louis XVI, ou Lincoln, contemporain de Napoléon III, font figure d’ancêtres mythiques. Leurs maisons, à Mount Vernon et à Monticello, sont presque des lieux de pèlerinage. Soit dit en passant, on y visite toujours les cases de leurs esclaves car ces fondateurs de la démocratie moderne possédaient des esclaves, comme tout le monde à cette époque dans le « Nouveau monde. »

Les sites historiques les plus anciens ne remontent pas au-delà du XVIII°s. et beaucoup datent de la guerre de Sécession qui a pris fin il n’y a guère plus d’un siècle. Ils sont évidemment pieusement protégés et entretenus, par exemple Yorktown ou Gettysburg. Dans les Etats sudistes, bien des demeures patriciennes pourraient servir de décor à Autant en emporte le vent. La petite ville coloniale de Williamsburg, restaurée à prix d’or par la famille Rockfeller, est une évocation saisissante du siècle des Pères fondateurs : tout y est d’époque, jusqu’aux poignées de portes. Même des villes comme Richmond ou Washington, avec leurs frontons grecs et leurs coupoles à l’européenne, ont des prétentions de villes historiques et les Américains font la queue pour visiter la Maison Blanche ou le Capitole.

Le monument le plus typique est peut-être la maison de Jefferson à Monticello, près de Charlottesville. Cet aristocrate de Virginie était aussi un homme des Lumières et il était féru du néo-classicisme « palladien » qui triomphait alors en Europe. C’est lui qui dessina, dans ce style, le Capitole de Richmond. Et c’est dans ce style évidemment qu’il conçut son joli palais de Monticello. Mais on y trouve aussi des installations qui préfigurent les gadgets tant prisés des Américains modernes, par exemple des portes qui s’ouvrent automatiquement…

Cet admirateur de l’Europe était décidément bien Américain.

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M. nous fait visiter Washington, la ville où il habite, et, nuitamment, il nous emmène voir le « centre-ville » ou ce qui était autrefois le centre-ville, aujourd’hui terriblement dégradé. Il nous montre les immeubles qui sont devenus des cages à lapins habitées par des Noirs. Washington est, paraît-il, une ville majoritairement noire et le centre l’est exclusivement. Selon M., l’insécurité y est extrème. Tous les blancs ont déménagé depuis longtemps. Ils se sont réfugiés dans des banlieues résidentielles, comme ce quartier de Georgetown où nous étions hier soir et où, dans les rues, régnait une animation extraordinaire. Ici, pas un chat. Pas question de sortir de la voiture. M. nous montre au loin deux ou trois types sur un trottoir, au pied d’un immeuble, dans un carrefour. Ce sont évidemment des Noirs, nous dit-il, probablement en train d’échanger de la drogue. Car comme partout, c’est le trafic de drogue qui génère l’insécurité.

En Europe, les centre-villes sont les quartiers historiques. S’ils ne sont pas tous résidentiels, loin de là, ils sont du moins généralement pittoresques, touristiques, donc commerçants et soignés. C’est dans des banlieues plus ou moins lointaines que sont rejetées les classes populaires. Aux Etats-Unis, ce n’est pas loin d’être l’inverse et Washington en est un parfait exemple. Mais on en dirait presque autant dans bien des villes, y compris New-York. Le soir, les rues de Manhattan sont désertes : les gens sont barricadés chez eux, devant leur télé. En plein jour même, le métro, d’ailleurs très sale, est dangereux et Central Park est un coupe-gorge.

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M. nous a promenés toute la matinée dans les environs de Washington, tout le long de cette vallée du Potomac qui est le Val de Loire des Américains. L’après-midi, nous sommes revenus en ville et il a voulu s’arrêter dans une vaste basilique catholique, quoique de style byzantin, « L’Immaculée Conception », où nous l’avons suivi et où nous avons attendu qu’il ait fini ses dévotions. Je le regardais de loin, agenouillé, les mains jointes, plongé dans une prière manifestement sincère et fervente. En sortant, je lui ai demandé s’il y avait aux Etats-Unis, comme en France, des catholiques intégristes qui rejettent les décisions du dernier concile. Il n’avait pas l’air de bien savoir de quoi je lui parlais : « On n’est pas comme ça, ici, me répond-t-il. On est discipliné. On respecte la hiérarchie. »

C’est peut-être vrai s’agissant de l’église catholique, mais les Catholiques sont très minoritaires aux Etats-Unis jadis fondés par des Puritains qui venaient en Amérique pour y fonder le Royaume de Dieu. Les Américains restent certes très marqués par leurs origines mais, depuis, les sectes protestantes de toutes origines ont proliféré dans le pays, sans parler des Mormons, des « Témoins de Jéhovah » et autres « églises » grandes et petites. M. nous a même fait passer devant le grand temple des Francs-Maçons de Washington. Aux Etats-Unis, comme d’ailleurs en Grande-Bretagne, à ma connaissance, les Maçons sont une secte déïste, dans la tradition du XVIII° s. Tous les Pères fondateurs, à commencer par Washington, étaient Francs-Maçons, comme d’ailleurs nos premiers Révolutionnaires, Mirabeau ou La Fayette par exemple.

Aux Etats-Unis, nous dit M., on peut pratiquer la religion de son choix mais il est très mal vu de n’en avoir aucune. L’athéïsme, d’après ce que je crois comprendre, est vite identifié au marxisme, considéré comme le mal absolu.

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De New-York nous n’aurons vu que Manhattan et nous n’aurons pas été vraiment fascinés par cette ville, malgré tout ce que nous avons lu tant de fois chez les meilleurs écrivains, y compris français. Sans doute serons-nous restés trop peu de temps… Du haut du World Trade Center ou de l’Empire State Building, la vue est certes impressionnante (nous ne sommes pas montés au sommet du Rockfeller Center) et certains gratte-ciel sont d’incontestables œuvres d’art. Mais, quand on est au pied des vertigineuses falaises de béton, on est finalement plus écrasé qu’admiratif. La 5° avenue n’est peut-être finalement pas celle que nous aurons le plus admiré, même si c’est la plus somptueuse. La 6°, dite Avenue of the Americas, m’a donné l’impression d’avoir plus de caractère, du moins en son centre. Quant aux « rues », transversales et perpendiculaires aux avenues, nous avons tendance à trouver qu’elles se ressemblent toutes : partout les escaliers de secours en ferraille au flanc des immeubles, partout les mêmes devantures banales et les mêmes interminables panneaux publicitaires dissimulant les travaux en cours, presque partout les trottoirs et les caniveaux jonchés de détritus, quand ce ne sont pas les mendiants qui fouillent les poubelles… Le charme de Greenwitch village nous aura échappé, mais pas ses drogués titubant sur les trottoirs. Et nous n’aurons été voir ni Harlem ni le Bronx !

Et puis ces rues désertes dès la tombée de la nuit ! C’est un véritable couvre-feu qui s’abat le soir sur les villes américaines.

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Temps couvert et gris sur la France. Paris est terne, un peu mort. La direction de la 504 est dure comme celle d’un poids lourd, son embrayage raide et grinçant, et qu’elle est petite ! Que son capot est court ! C’est cela qui nous frappe le plus : le nez court des voitures françaises…

Et puis Paris est tout petit : au bout de dix minutes, on est en pleine campagne. L’autoroute A6 ressemble à une route secondaire américaine. Deux fois deux voies : c’est ridicule. J’avais compté deux fois huit voies quand le bus Greyhound approchait de New-York… Petits villages, petites villes, petites routes, petites maisons, petites voitures… L’horizon est tout près.

On s’est arrêté dans une ville bourguignonne où la chambre d’hôtel nous a coûté l’équivalent de 9 dollars : ce n’est pas cher. Par contre il nous a fallu en mettre 14 pour dîner. Mais aussi, quelle cérémonie que le repas français ! Fini les hot-dogs et les hamburgers arrosés de coca-cola que les employés de banque de Manhattan viennent manger en cinq minutes au snack du coin, voire sur les trottoirs de Wall-street !

L’Europe a du bon. Mais c’est un autre monde : l’ancien monde. Il faut revenir du Nouveau pour s’en rendre compte.

ANNEES 80

Alors que nous attaquions les premières pentes de l’Etna, je me suis aperçu que la dynamo ne chargeait plus : l’aiguille restait désespérément sur zéro. Pas question de prendre le risque d’une panne sur cette petite route où il ne passe pratiquement personne, d’autant que ma carte routière n’était pas très récente et que je n’étais pas sûr que la route aille dans la bonne direction. Demi-tour donc et arrêt dans un village où un petit garage est ouvert. Le patron (si c’est bien le patron) décèle une défectuosité du « regoladore » qu’il faut changer.. Curieux : il était presque neuf. Mais enfin, je n’ai pas le choix. Le patron peut faire la réparation, pas de problème. Oui, oui, il a la pièce de rechange. Ce sera prêt dans une heure.

Quand nous revenons, la réparation est effectivement faite. Combien ? 50.000 lires (250 francs français). Parfaitement. Tout net, tout rond. T.T.C. Et pas de facture, naturellement. Comment ne pas payer ? Je paye. En liquide, cela va de soi. Merci, patron.

Mais sur mes 50.000 lires, combien sont allées à la Mafia ?

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Bourguiba est interviewé par la Télévision tunisienne. Longuement, interminablement, complaisamment… Plans fixes qui n’en finissent plus, entrecoupés de temps en temps par des gros plans du visage présidentiel. Il s’exprime en arabe, mais on comprend facilement de quoi il parle : d’ « Habib Bourguiba », bien sûr : comme César (et De Gaulle), Bourguiba parle de lui-même à la troisième personne.

Le voilà qui brandit un bulletin scolaire à son nom, un bulletin qui date du temps où il était élève d’un Lycée français. Il le lit et, du coup il passe de l’arabe au français : il énumère ses notes, matière par matière et triomphalement conclut en fixant les téléspectateurs : « Premier : Habib Bourguiba. » Pas de doute : c’est lui le meilleur. Il l’était déjà étant adolescent, puisqu’il était le premier de sa classe. Il faisait donc même mieux que ses condisciples français. La preuve qu’il était prédestiné à devenir le décolonisateur de son pays, c’est que les colonisateurs eux-mêmes saluaient ses mérites.

Ce que l’on se demande bien, c’est le but de ce discours : y aurait-il quelqu’un en Tunisie qui doute du génie de Bourguiba ?

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A Sbeitla, dans le sud tunisien, il fait en août une chaleur accablante. Comme il n’y a aucun camping aménagé, nous avons demandé, et obtenu, l’autorisation de nous installer à l’ombre, sur le terrain d’un hôtel, bâti à la périphérie de la ville moderne, non loin des ruines romaines, dans un décor steppique. On nous a même permis d’utiliser les sanitaires de l’hôtel et de profiter de la piscine. On se sent donc obligé d’aller dîner ce soir au restaurant de l’hôtel. On y est d’autant plus enclin qu’on, n’a rien pu trouver de mangeable au petit marché du patelin ni dans les échopes sordides envahies par les mouches.

En fin d’après-midi, alors que nous sortions de la piscine, voilà un car de touristes qui arrive : un voyage organisé français. Le soir, nous nous sommes retrouvés à table avec eux. Restaurant climatisé. Quelques dames en robes longues : je sais que cela fait partie des recommandations de certaines agences de voyage : prévoir à tout hasard des tenues « habillées »… Au menu : du veau Marengo : ça ne s’invente pas.

Les gens, à notre table, étaient de Courbevoie. Peut-être tout le groupe était-il de Courbevoie, d’ailleurs. En tout cas, les nôtres n’ont parlé, toute la soirée, que du seul sujet qui les intéressât vraiment : les petites histoires de Courbevoie. Je pensais à l’accablante chaleur qui régnait dehors et qu’on n’aurait pas soupçonnée ici (pas plus que dans leur car climatisé probablement). Je pensais aux boutiques misérables de Sbeitla que ces passants n’avaient pas vues et ne verraient pas, aux mendiants qui hantaient les ruines en essayant de fourguer aux touristes de fausses antiquités puniques.

J’écoutais ces braves gens qui parlaient de Courbevoie et je me disais : « Mais que diable sont-ils venus faire ici ? »

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Le grand Sud tunisien, c’est le Sahara. Les villes, par exemple Nefta ou Tozeur, sont des oasis. Cela veut dire qu’elles sont bâties à la lisière de leurs palmeraies. Des palmeraies immenses (seize cent mille arbres à Tozeur) où il ne peut être question de construire des habitations car (on l’ignore souvent) elles sont réservées à l’agriculture : sous les palmiers-dattiers, en effet, il fait bon, même en pleine chaleur, il y a de l’ombre, et les habitants y cultivent de véritables jardins potagers où poussent fruits et légumes. Et puis les dattes du pays, les célèbres Deglet-en-Nour (« doigts de lumière »), sont les meilleures du monde. Et l’on produit aussi du « vin de palme » : l’arbre est étêté et, à son sommet, on en recueille la sève dont on fait le précieux nectar.

Si les oasis, c’est le paradis, dès qu’on en sort, c’est le désert. Absolu. Implacable. Sur la route d’El Oued, première ville algérienne après la frontière, le poste algéro-tunisien est une maisonnette isolée au milieu des sables du Grand Erg occidental. Les opérations sont assez longues et, côté algérien, on remplit nettement plus de paperasse que pour quitter la Tunisie. On doit en particulier déclarer toutes les devises étrangères que l’on possède et l’on est prévenu que le reliquat en sera contrôlé à la sortie du pays. Il faut également certifier que l’on ne transporte dans ses bagages, « ni alcool ni pornographie » ! Si l’on ajoute que nous avons dû attendre le samedi pour franchir la frontière qui est fermée le vendredi, jour férié en Algérie, on se dit qu’on arrive dans un pays qui s’est décidément beaucoup islamisé depuis l’Indépendance.

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Quelque chose saute aux yeux dans cette Algérie de Boumedienne : le régime a fait du pays une réplique caricaturale des Pays de l’Est. Tout le rappelle : pas seulement les gigantesques affiches de propagande et les énormes slogans qui ressemblent à ceux de Moscou, de Prague ou de Sofia, ou, dans le bled, ces « Villages de la révolution agraire », flambant neufs, et qui sont manifestement des Kolkhozes ou des sovkhozes, ou encore ces colonies de vacances dont les jeunes portent des sortes d’uniformes, mais qui ressemblent moins à nos scouts qu’aux « pionniers » soviétiques, sauf que les foulards rouges des pionniers sont ici remplacés par des foulards verts, couleur de l’Islam… Et puis, comme dans le bloc de l’Est, il y a le change au noir, tous ces types qui vous proposent sous le manteau 150 ou 200 dinars pour un billet de 100 francs. Comme derrière le rideau de fer, tout le monde veut des devises fortes, non seulement les gens qui se proposent de vous aider, de vous guider, de vous donner des conseils, mais les hôteliers eux-mêmes. Il paraît que cet appétit de devises s’explique, comme à l’Est, par le fait que les Algériens qui veulent quitter leur pays, ne peuvent emporter que l’équivalent de 400 dinars. Il doit y avoir, comme en URSS, toute une mafia qui fait le trafic des devises.

Et puis, autre ressemblance avec les pays de l’Est, la plus importante probablement : la pénurie. Evidemment, on ne voit pas ici les interminables queues aux portes des magasins, mais beaucoup de produits sont introuvables, y compris certains légumes, à commencer par les pommes de terre : on s’en aperçoit quand on campe. L’eau également est rationnée : à l’hôtel de Constantine où nous logions, elle coulait de 16 H. à 23 H., mais au camping d’Oran, elle ne coule pratiquement jamais et l’on est ravitaillé par camion-citerne. Les seuls breuvages connus sont l’eau minérale et la limonade. Mais le problème, ce sont les bouteilles : les emballages coûtent fréquemment quatre ou cinq fois le prix du contenu. Il est d’ailleurs fréquent qu’on ne puisse pas obtenir d’eau ou de limonade si on n’apporte pas une bouteille vide.

Faire ses provisions en Algérie est aussi difficile que dans le vrai « camp socialiste ».

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Le support d’un des amortisseurs de notre voiture, une Peugeot 504, nous a lâchés à Ténès. Impossible, dans cette petite ville, de trouver la pièce de rechange. « Ce n’est pas grave, me dis-je, je la trouverai sans difficulté à Oran. » Erreur. A Oran, un vieux pépé, à qui je demandais l’adresse de l’agence Peugeot, s’est proposé pour nous accompagner. Une aide intéressée, bien sûr, mais qui s’est révélée plus utile que je ne l’aurais cru. Ce pépé parlait le français aussi couramment que l’arabe. Par contre, l’écriture arabe que l’on commence à voir sur les pancartes et les enseignes, était pour lui indéchiffrable : « Les jeunes savent lire ça » , disait-il. Les jeunes, pas lui…

Le garage Peugeot est une entreprise d’Etat. Pour la réparation, il fallait attendre le 1° septembre ! Congés payés obligent. Mais alors pourquoi l’entreprise reste-t-elle ouverte en août ? De toute façon, la pièce détachée, ils ne l’avaient pas. De plus en plus bizarre : dans ce cas, qui l’aurait ? Le pépé râlait ferme : tout cela, selon lui, c’était la faute du « socialisme ».

Il ne restait plus qu’à chercher du côté des « privés ». Le pépé en connaissait. Mais plusieurs d’entre eux nous ont également répondu qu’ils n’avaient pas la pièce. Un employé du dernier de ces « privés » chez qui nous nous sommes présentés, a dit à son patron (le pépé m’a traduit ses propos) qu’il connaissait, lui, un autre « privé » qui l’aurait peut-être, la fameuse pièce. J’y suis allé avec lui et effectivement, il l’avait. Ouf !

Le pépé m’a demandé 50 dinars et je les lui ai donnés de bon cœur. Qu’aurais-je fait sans lui ? Il continuait à râler contre le « socialisme ». Selon lui, au Maroc, ça allait mieux.

- Tu comprends, me dit-il, là-bas, c’est royal !

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Quand nous avions débarqué en Tunisie, c’était la fin du Ramadan, jour férié comme il se doit et jour férié prolongé par un très long week-end. Rares étaient évidemment les magasins qui n’avaient pas baissé leur rideau. Aussi m’étais-je empressé d’arrêter la voiture quand, dans une petite ville de la banlieue de Tunis, j’avais vu une boulangerie ouverte. Mais elle était prise d’assaut et je m’étais retrouvé au milieu d’une indescriptible bousculade, car tout le monde voulait s’approcher du comptoir dans l’espoir d’avoir du pain. Ce qui m’avait alors beaucoup surpris (et passablement gêné, je dois le dire), ç’avait été de voir le patron me faire signe de m’avancer, demander aux autres de me laisser passer et me donner un pain, au risque d’en priver quelqu’un qui était pourtant devant moi.

Ce qui m’a vraiment stupéfié, c’est de voir, à peu de chose près, dans des circonstances évidemment différentes, la même scène se répéter en Algérie, et plus précisément à El Asnam, l’ex-Orléansville d’avant l’Indépendance, une ville où j’ai fait, il y a maintenant plus de vingt ans, une partie de mon service militaire. Son nom actuel signifie, paraît-il, « les ruines ». Sans doute est-ce une allusion aux deux tremblements de terre, dont l’un récent, qui l’ont ravagée.

En tout cas, un boulanger d’El Asnam a eu à mon égard, à peu près le même comportement que son confrère Tunisien : il m’a fait passer devant tout le monde. Je n’arrive pas à m’expliquer l’espèce de déférence (dois-je employer ce mot ?) qu’ils ont manifestée, l’un et l’autre, envers le citoyen d’un pays qui a causé tant de souffrances et d’humiliations aux Nord-Africains.

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C’est une variante très musulmane de socialisme qui a cours en Algérie. Il est significatif que le jour férié, ici, à la différence des deux autres pays nord-africains, soit le vendredi. Significatif aussi que les chiens de Chrétiens ne puissent pratiquement pas y visiter une mosquée, mais doivent se contenter de la photographier depuis la porte. Je savais que le régime a promulgué un « Code de la famille » qui maintient la femme à la place inférieure que lui assigne le Coran, et tout le confirme : les femmes sont plus voilées que jamais, voire confinées à la maison dans un rôle de femmes de ménage, surtout dans les campagnes et les petites villes.. Quant aux boissons alcoolisées, si elles ne sont pas interdites, elles sont très difficiles à trouver. Il faut souvent aller au bar d’un hôtel de luxe, ou bien, sur la côte, dans un centre touristique plus ou moins étatisé, pour boire une bière, qui, de plus, est hors de prix.

Au fait, que sont devenues les vignes qu’avaient plantées les colons français ?

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Les campings du Maroc sont très bien aménagés, mais ce sont des Européens qui y campent. En Algérie, les quelques terrains qui portent le nom de campings, ne sont parfois (pas toujours) que des terrains vagues plus ou moins clôturés, mais leurs occupants sont des Algériens. De même ce sont des Algériens qui fréquentent les centres touristiques de la côte, par exemple à Zéralda. Des apparitchikis du Parti unique, peut-être bien, mais enfin des Algériens, pas des étrangers.

On ne voit pas non plus en Algérie cette mendicité qui s’étale partout au Maroc, comme du reste en Tunisie, tous ces enfants ou adolescents qui courent après la voiture pour nous proposer leurs services ou qui s’agglutinent autour de nous, la main tendue, dès que nous sortons. Evidemment, l’avantage pour l’Européen, c’est qu’il n’est pas en peine pour trouver un guide quand il veut visiter une médina (Sans guide, comme dans la casbah d’Alger, il est sûr de se perdre). A Fez, nous avons marché conclu avec un de ces adolescents qui nous a proposé de nous faire visiter la médina pour quinze dirhams.

A l’heure dite, nous sommes à l’endroit convenu. Un gamin s’approche et nous propose de nous faire visiter la médina.

- Trop tard, lui dis-je. On attend un jeune homme avec qui on s’est entendu hier. Il va arriver.

- Mais c’est moi, répond le gosse sans sourciller.

Bizarre . Il ne ressemble pas à celui de la veille qui, de plus, portait une gandourah bleue, facile à reconnaître.

- Si, si, c’est moi, dit-il. On y va

Soudain, voilà celui d’hier qui arrive avec sa gandourah bleue. Je lui résume ce qui se passe. Il s’adresse à l’autre en arabe et le ton monte . Ils s’engueulent de plus en plus fort, puis en viennent aux mains. D’autres s’approchent et se mettent à leur tour à hurler.

Je m’approche des deux premiers qui se battent :

- Si c’est comme ça, leur dis-je, on s’en va et aucun de vous deux ne nous accompagnera.

Le jeune à la gandourah bleue lâche l’autre et nous suit, non sans avoir jeté de loin une dernière injure à son concurrent.

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Quand on rentre d’Afrique du Nord, la traversée de l’Espagne est un enchantement. La Costa del Sol est riche et prospère, elle grouille de touristes heureux et les promoteurs immobiliers y sont manifestement à l’abri de la crise. Plus de problème nulle part : ni à la banque, ni à la poste ou au téléphone, ni au garage, ni dans les campings ou les hôtels, ni dans les magasins. On trouve, pour pique-niquer, de merveilleuses victuailles à volonté : du jambon, des bananes, de la bière…Fabuleux !

J’ai fait mes provisions à Grenade dans un supermarché rutilant qui regorgeait de tout. Dire que l’on n’était qu’à une demi-journée des pauvres souks nord-africains ! Et encore, comparés aux misérables petits éventaires d’Afrique sub-saharienne, les souks nord-africains représentent l’abondance. Pas de doute, l’Europe existe : il faut y revenir pour s’en apercevoir.

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Ce qui frappe en Hollande, c’est le contraste entre les petites villes d’opérette, des décors de théâtre comme Delft, Alkmaar ou Volendam, et les réalisations surhumaines, titanesques : la digue du Zuyderzee, par exemple, ou cette nouvelle province, le Flevoland, qui vient de sortir de l’eau et dont Lelystadt est le chef-lieu ultramoderne, le Flevoland, parcouru de canaux, divisé en parcelles géométriques d’une extraordinaire fertilité, couvert de fermes cossues, et d’ usines à lait et à viande qui donnent tant de soucis à nos culs-terreux corréziens…L’estuaire du Rhin rejoint la mer entre deux hautes digues qui dominent de dix mètres les terres agricoles environnantes. « Dieu a créé le monde, dit, paraît-il, le proverbe, mais ce sont les Hollandais qui ont créé la Hollande. » Ce petit pays de paisibles cyclistes est aussi un pays de grands ingénieurs.

Et puis, comment l’oublier ? Si la Renaissance est italienne, c’est ici, en Hollande, qu’ont pris naissance les Lumières. Ici a vécu Descartes, puis Pierre Bayle. Ici Spinoza a pu écrire son livre sans finir sur le bûcher.. D’ici, les Protestants et les Libertins français inondaient de libelles subversifs la France de Louis XIV. C’est en Hollande que sont nés la pensée libre et les principes de la démocratie.

C’est des petits ports folkloriques hollandais que sont partis les fondateurs de New-York, du Cap ou de Djakarta, de même que les navigateurs qui ont doublé le Cap Horn, qui doit son nom à un petit port du Zuyderzee.. C’est ici, au pays de ces « Lohengrin filant rêveusement sur leurs bicyclettes à haut guidon », comme dit Camus, bien avant Londres ou Liverpool, que sont nés l’économie moderne, le commerce mondialisé, le grand capitalisme… Ce sont les Portugais qui ont découvert le monde, mais ce sont les Hollandais qui ont inventé le monde moderne.

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Impossible de parcourir Amsterdam sans avoir à l’esprit La Chute et sans voir la ville par les yeux de Jean-Baptiste Clamence, celui qui crie dans le désert. « Avez-vous remarqué, Monsieur, que les canaux concentriques d’Amsterdam ressemblent aux cercles de l’enfer ? L’enfer bourgeois, naturellement, peuplé de mauvais rêves… » En tout cas, dans le quartier chaud, au centre du dernier cercle de l’enfer, on croise une étrange faune, assez inquiétante : des puncks aux crânes ahurissants, des loubards patibulaires, manifestement drogués à mort… Et ces dames sont bien là, en devanture. « Comment ? Ces dames derrière les vitrines ? Le rêve, monsieur, le rêve à peu de frais, le voyage aux Indes… Ces personnes se parfument aux épices. Vous entrez. Elles tirent le rideau et la navigation commence… Essayez. » L’une d’elles, à demi nue, me regarde passer et me fait un petit geste qui signifie : « Mais entre donc, idiot ! Qu’est-ce que tu attends ? »

Tout cela est un peu sordide, mais plutôt moins, me semble-t-il, que les trottoirs de la rue St Denis.

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“Waterloo morne plaine”… Il y a belle lurette que ce n’est plus vrai. D’abord Waterloo est aujourd’hui une ville. Une ville de moyenne importance, dans la grande banlieue de Bruxelles. Et surtout le site de la bataille est un vaste champ de foire touristique : musées de cire, dioramas, boutiques de souvenirs, restaurants, bistrots de tous standings… Et quelle foule ! Au pied de la butte du Lion, c’est la cohue. Et c’est la cohue sur l’escalier qui grimpe au sommet et d’où l’on domine la plaine, jadis morne, où l’Empereur crut voir arriver Grouchy alors que c’était Blücher.

Au sommet de cette butte du Lion, on entend parler toutes les langues du monde, y compris (j’allais dire : surtout) le japonais. Et les têtes le confirment : beaucoup d’Asiatiques, la plupart jeunes. Il doit bien y avoir aussi parmi eux des Chinois, des Vietnamiens ou des Thaïs. La légende napoléonienne reste incroyablement vivante. Y a-t-il beaucoup de jeunes Européens qui seraient seulement capables de citer le nom d’un héros asiatique comparable à Napoléon ?

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L’aéroport de Calcutta n’est pas tellement plus reluisant que celui de Dakka (Bangla-Desh) ni en meilleur état. Quand nous avons débarqué, l’un des deux tourniquets du Bagage claim était en panne et il a fallu attendre que le second soit mis en service pour récupérer nos valises et pouvoir sortir dans le hall. Je pensais avec une certaine appréhension à la notice du Routard : « Calcutta est un immense camp de concentration où l’on se sent vite mal à l’aise. »

A peine dehors, nous voilà entourés, inondés, submergés par la foule : des hommes dépenaillés, hirsutes, la plupart noirs de peau, mais pas crépus comme en Afrique. Quelques femmes aussi. « Un hôtel ? », « Un taxi ? », «Un rickshaw ? », « Un bus ? ». J’explique à une femme en sari que nous devons d’abord faire changer de l’argent. Elle m’agrippe par le bras, fend la foule et nous la suivons jusqu’au bureau. Chaleur moite écrasante : des ventilateurs brassent l’air étouffant. J’explique à la femme que nous voulons prendre un bus jusqu’à Suder street. (J’ai noté dans le Routard qu’on y trouve plusieurs hôtels convenables et abordables) Ca tombe bien : cette femme vend des tickets de bus. Elle nous entraîne donc vers un tacot stationné au bord du trottoir, un vieux bus tout rouillé, tout déglingué, aux sièges défoncés. Nous sommes déjà tout dégoulinants de sueur. Le bus commence par klaxonner puis démarre dans un bruit de ferraille. Il roule à tombeau ouvert et klaxonne en permanence. D’ailleurs, toutes les voitures klaxonnent, en particulier les taxis, peints en noir et jaune, incroyables tacots qui semblent dater d’avant la guerre.

Les images se bousculent. La chaleur est accablante mais l’Inde est verte : une sorte de mousse qui recouvre les bas-côtés et mange la route jusqu’au goudron. Des rigoles, des mares, de la boue. Des vaches décharnées sur le bord de la route. Le car fonce à toute allure. Un croisement. Des rickshaws, des baraques sordides. Une longue ruelle boueuse, perpendiculaire à la route, bordée de cases en tôle, en planches, en chiffons, avec des gosses noirs tout nus qui pataugent dans la gadoue : un bidonville. On est dans la banlieue de Calcutta. Le bus fonce en klaxonnant. Il n’y a bientôt plus que des bidonvilles. Et aussi, de temps en temps, des cubes à étages noirâtres, suintant d’humidité, qu’on dirait en ruines, et qui sont tout simplement inachevés, non crépis, sans portes ni fenêtres, hérissés des ferrailles du béton, des cages à lapins, mais habitées, surpeuplées, grouillantes, avec neuf ou dix gosses à chaque fenêtre. On arrive en ville. Des bâtisses lépreuses, des rues défoncées, criblées de flaques d’eau, des échoppes misérables avec des enseignes en anglais et en caractères inconnus, des panneaux publicitaires gigantesques, des réclames de cinéma géantes, et les taxis jaunes et noirs qui klaxonnent tous à la fois, et la foule au milieu de laquelle le bus fonce en klaxonnant…

Nous regardons tout cela, ahuris : Istambul, à côté, était propre, calme, silencieuse, ultramoderne.

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On ne sait plus, en Europe, ce que c’est qu’un lépreux et il faut venir en Inde pour en voir. Si du moins l’on ose lever les yeux pour regarder. Car un lépreux, c’est horrible. C’est une sorte de monstre, sans nez, sans lèvres, parfois sans mains, mangé, rongé de partout… Beaucoup s’exhibent, exhibent leurs plaies, les enfants surtout. Ou bien ce sont leurs parents qui les exhibent. Dans le but, bien sûr, d’apitoyer les passants et de leur soutirer quelques roupies. Et ça marche. Quand vous êtes assis dans le compartiment d’un train, attendant le départ, et que soudain vous voyez deux gamins traverser les voies et s’approcher de vous, deux gamins aux têtes défigurées, repoussantes, hideuses, qui s’approchent la main tendue, vous leur donnez une pièce, ne serait-ce que pour qu’ils s’éloignent et qu’ils aillent montrer leur lèpre au compartiment d’à côté.

Beaucoup de mères à Calcutta (mais ailleurs aussi) exhibent des bébés hurlant, les yeux et parfois tout le visage couverts de sortes d’emplâtres… On dit que certaines emprisonnent des bestioles sous les emplâtres pour que le bébé hurle plus fort.

Sous les arcades de Nehru Road (autrefois Chowringee Road), en plein centre de Calcutta, un type en haillons, hirsute, assis par terre, tient à la main une ficelle reliée à la cheville d’un enfant presque nu, à la peau noire, auquel manquent les deux bras. A-t-il été amputé ? Lui a-t-on coupé les deux membres supérieurs pour arrêter la progression du mal ? En tout cas, ses épaules se terminent par des sortes de pointes aiguës. Le gamin tourne en rond à petits pas. Le père a posé par terre, à côté de lui, une assiette en carton, sans doute récupérée dans une poubelle. Quelques passants y déposent parfois une pièce…

Cela se passe dans la rue qui, paraît-il, était autrefois la plus élégante de la ville, face à la Maidan (la place), vaste espace jadis vert, devenu aussi lépreux que les lépreux des arcades.

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Les trains indiens sont tellement pris d’assaut que la première chose qu’on doive faire partout où l’on arrive, c’est une réservation pour l’étape suivante. Surtout si l’on veut avoir des couchettes, et surtout si l’on voyage en première classe, précaution indispensable si l’on ne veut pas mourir étouffé, voire écrasé… Je suppose d’ailleurs qu’il ne doit pas y avoir de réservations pour la troisième classe, ni même peut-être pour la seconde.

Toujours est-il qu’à Bhubaneshwar, nous avons voulu réserver deux couchettes pour Gaya :

- Impossible, nous a dit le guichetier, c’est complet pour vendredi. Voyez si le Chef de gare peut faire quelque chose pour vous.

Comment pourrait-il faire quelque chose pour nous, si c’est complet ? J’ai pensé qu’il allait probablement nous demander un bakchich. C’est peut-être en effet ce qu’il attendait de nous, mais sans qu’il ait besoin de nous le demander. Et c’est peut-être parce que nous ne le lui proposions pas qu’il s’est adressé à nous sur un ton si bourru. En tout cas, il m’a tendu un méchant bout de papier et un mauvais crayon-bille et, sur un coin de table, m’a dicté une lettre dans un anglais que j’ai eu du mal à comprendre : ça commençait par : « Saa… » (sir). A qui cette missive était-elle destinée ? Au Chef de gare lui-même ? Voulait-il se couvrir en cas de réclamation ? Je ne l’ai pas su. Je demandais seulement de bénéficier d’un compartiment avec deux couchettes.

C’est bien la première fois que je faisais par écrit une demande officielle de passe-droit !

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Gaya est peut-être la ville la plus sale où nous ayons jusqu’ici séjourné en Inde. La crasse vous saute aux yeux, au nez et à la gorge dès la gare et ne vous lâche plus dans les rues sordides. Nous avons échoué dans un « hôtel » pas trop sale mais où l’électricité ne marche que par intermittence… Et quand le courant est coupé, il n’y a même plus de ventilateurs pour brasser un air chaud et fétide.

A la « gare routière » de Gaya, on peut prendre un "scooter" ( un de ces triporteurs motorisés qui foncent dans la foule à tombeau ouvert), pour se rendre au sanctuaire de Bodh-Gaya, le plus saint du bouddhisme, puisque c’est là que le Bienheureux a connu l’Illumination, ou « l’Eveil », la Bodhi , sous le célèbre figuier. C’est pour cela que tous les pays bouddhistes ont édifié, autour de Bodh-Gaya, des pagodes dans leur style respectif, alors que le sanctuaire lui-même est un édifice dans le style (si je ne me trompe pas) de l’Inde du Sud. Le paradoxe, c’est que, si la religion bouddhique s’est répandue dans toute l’Asie, et si, de nos jours, elle fait des adeptes en Europe, elle a disparu de l’Inde au VII° ou VIII° s… Il n’y a pratiquement plus de Bouddhistes en Inde aujourd’hui.

Nous en avons pourtant rencontré un à Bodh-Gaya : un guide improvisé qui nous a fait visiter tout le sanctuaire. Il pratiquait, nous a-t-il dit, le bouddhisme hinayana (petit véhicule), la forme ancienne de cette croyance, strictement conforme à l’enseignement initial du Maître, et qui ne s’est perpétuée qu’à Ceylan et çà et là dans le Sud-Est asiatique. Partout ailleurs, c’est le mahayana ou « grand véhicule », qui a triomphé. Notre Indien condamnait fermement ce mahayana qu’il considérait comme une caricature du Bouddhisme.

Cette religion est à peu près (en caricaturant beaucoup) dans la situation où se trouverait l’Islam si le shiïsme était majoritaire.

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Poster des cartes postales en Inde, c’est le parcours du combattant. D’abord il faut trouver des cartes postales, un produit rare dans ce pays. Ensuite il faut trouver des timbres, ce qui n’est possible que dans un bureau de poste officiel mais se révèle parfois compliqué. A Gaya, il a fallu que le receveur en personne intervienne ! Et quand on a les timbres, il s’agit de les coller, car ils ne sont pas autocollants. Le receveur de Gaya nous a donc fait passer dans son bureau et a sorti d’un placard une motte de pâte gluante dont nous nous sommes mis tous les trois (lui compris) à enduire les timbres avant de les coller sur les cartes. Pendant ce temps, il a voulu savoir un tas de choses sur nous et s’assurer que nous savions où aller et que voir en Inde. Il nous a en particulier chaudement recommandé le site de Khajuraho.

Quand nos timbres ont été collés, nous lui avons demandé de les oblitérer devant nous, car on nous a bien recommandé de ne jamais poster une lettre ou une carte sans qu’elle ait été dûment tamponnée en notre présence. Faute de quoi les employés de la poste, quand ils relèvent le courrier, peuvent très bien, paraît-il, décoller les timbres pour les revendre.

Avec même, peut-être, la complicité du receveur.

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La saleté du Tiers-Monde est essentiellement due au fait que la propreté coûte cher : nous savons cela. Des réseaux d’égouts, des usines d’incinération, des stations d’épuration, voire même des services de ramassage des ordures ménagères, tout cela, dans les grandes villes, suppose des budgets importants, qui eux-mêmes supposent des contribuables disposant de revenus susceptibles d’être imposés. « Pour qu’un prince soit puissant, il faut que ses sujets vivent dans les délices », écrivait déjà notre Montesquieu. Et ce n’est pas vrai seulement d’un prince. Des citoyens pauvres ne peuvent pas entretenir des collectivités locales riches ni des services municipaux performants. D’accord.

L’ennui, cependant, avec la saleté, c’est qu’elle s’auto-entretient : quand tout est dégoûtant autour de vous, pourquoi vous gêner ? Pourquoi ne pas, à votre tour, tout jeter par terre, dans le caniveau ou sur le trottoir (quand il y a des caniveaux ou des trottoirs, ce qui, en Inde, est loin d’être toujours le cas) ? Pourquoi même vous retenir de faire vos besoins naturels en pleine rue ?

Les Indiens, en tout cas, ne s’en retiennent guère, et, quand vous vous promenez dans une ville, vous devez faire bien attention où vous mettez les pieds car les trottoirs, quand il y en a, sont plus jalonnés de crottes humaines que ceux de Paris de crottes de chiens.

Et il n’y a pas de « moto-crottes » en Inde.

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« Strike » (la grève) : un mot que l’on entend assez souvent en Inde. Aujourd’hui, à Agra, ce sont les chauffeurs de bus qui ont arrêté le travail. A Bhubaneshwar, il y a une semaine, c’étaient les étudiants. Et notre rickshaw nous avait même dit qu’il pourrait y avoir, dans cette ville, des affrontements entre grévistes et policiers. Evidemment, seuls les privilégiés peuvent se permettre de faire grève : les employés des services publics, par exemple, ou ceux des très grosses firmes privées. Ce sont d’ailleurs aussi, paraît-il, les seuls à profiter d’une certaine protection sociale, à commencer par une retraite. Mais enfin le droit de grève existe et ceux qui ont ce droit ne semblent pas se priver d’en profiter.

« La plus grande démocratie du monde », dit-on souvent de l’Inde. Je me demande parfois comment elle peut fonctionner. Comment une vraie vie démocratique, de vraies élections, par exemple, sont-elles possibles dans un pays où si peu d’électeurs ont la possibilité, non seulement de suivre une campagne à la télévision, mais tout simplement d’acheter des journaux et de les lire.

Et pourtant, il semble bien que la démocratie fonctionne, même si des successions de type « dynastique » (Mme Indira Gandhi, fille de Nehru, prenant la suite de son père) donnent l’impression d’une démocratie un peu caricaturale.

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« Combien gagnes-tu ? », c’est une des nombreuses questions que l’étranger s’entend poser en Inde. Car les Indiens sont extrêmement curieux quand il s’agit des étrangers. Autre question, aussi fréquente : « Combien as-tu d’enfants ? » En Inde, comme en Afrique, avoir de nombreux enfants est non seulement une source de considération, mais une assurance-vieillesse. Il meurt tellement d’enfants en bas âge qu’il faut en avoir beaucoup (des mâles, évidemment, car les filles appartiendront à la famille de leur mari) pour être sûr qu’un ou deux des survivants pourront s’occuper de vous quand vous serez vieux : rares en effet sont les salariés indiens qui bénéficient d’une retraite

Nous étions en train de bavarder avec un brave rickshaw auquel nous avions payé un verre avant qu’il ne reparte. Et, comme toujours, j’ai eu droit aux questions habituelles : quel âge as-tu, quel métier fais-tu, combien gagnes-tu et enfin l’inévitable :

- Combien d’enfants as-tu ?

- Deux.

- Deux ??!! Pourquoi ?

Manifestement, ce qui le surprend, c’est que je n’en aie que deux. La règle, en Inde, c’est dix ou douze. Il me regarde d’un œil inquiet : il n’est pas loin de penser que j’ai dû attraper quelque mauvaise maladie vénérienne qui m’a rendu stérile ou impuissant.

- En Europe, lui dis-je, la plupart des familles n’ont pas plus de deux enfants.

Je lui tiens là un langage incompréhensible. Il ne semble pas croire un mot de ce que je viens de lui dire sur les familles européennes. Quant à moi, mon cas est mystérieux et il renonce à percer ce mystère. Ce qu’il retient, c’est que je n’ai que deux enfants :

- Alors, me dit-il, toi qui es si riche, tu n’as que deux enfants et moi qui suis si pauvre, j’en ai 9 !

Tout aussi incompréhensible est probablement pour lui l’idée qu’il est possible de choisir le nombre de ses enfants. Nous avons rencontré à Bombay une femme très européanisée qui nous a expliqué que les notions de contraception et de planning familial sont totalement inintelligibles pour les femmes de ce pays. Les naissances, comme tous les événements de la vie, sont une fatalité. Rien sans doute n’empêchera notre rickshaw de penser que, s’il est si malheureux, c’est qu’il doit expier les fautes qu’il a commises dans ses vies antérieures et que, s’il se conduit bien dans celle-ci, il renaîtra peut-être dans la peau d’un maharaja.

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Les femmes indiennes ne sont pas voilées, certes, sauf les musulmanes. Le sari dégage même une de leurs épaules. Mais à part cela, elles ne semblent guère plus émancipées que leurs sœurs soumises aux interdits du Coran. Quand on leur parle, elles baissent les yeux. Pas question de leur dire bonjour en leur serrant la main. Le shake-hand est d’ailleurs considéré comme incongru, mal élevé, voire franchement ridicule, dans toute l’Asie, Extrème-Orient compris. Les Indiennes vous disent « namasté » en joignant les mains et en les portant à hauteur de leurs yeux (Les hommes, d’ailleurs, le font aussi). Dans les campagnes, ce sont les femmes qui accomplissent les tâches les plus humiliantes. J’en vois encore, accroupies dans la « rue » d’un village, occupées à retourner les bouses de vache pour les faire bien sècher des deux côtés. (Un travail très utile : ces bouses, une fois sèches, remplaceront le bois de chauffage). La plus grande partie de l’Inde a été gouvernée pendant cinq ou six siècles par des souverains musulmans et elle en reste marquée pour toujours.

Autre influence musulmane : contrairement à l’Extrême-Orient, où l’on entre dans tous les temples comme dans un moulin, la plupart des temples hindouistes sont interdits aux étrangers, comme les mosquées dans les pays islamiques. « Only Hindus ! », vous dit-on à l’entrée des temples de Puri ou de Bénarès. Au point que les Anglais avaient édifié des estrades, à l’extérieur de l’enceinte de certains d’entre eux, pour qu’on puisse les admirer de loin. Les Indiens autorisent par contre ostensiblement les touristes à déambuler dans les mosquées de Delhi ou de Fathepur-Sikri : Après tout, ils ne sont plus sous le joug musulman et ils ne font que rendre la monnaie de leur pièce aux ennemis pakistanais qui ont voulu leur état, édifié contre celui des « idolâtres » hindous.

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Ce sont les Musulmans de l’Empire britannique des Indes qui, au moment de l’indépendance, contre la volonté de Gandhi et de la majorité du Parti du congrès, ont voulu avoir leur état, le Pakistan, le « pays des purs » , les Hindous étant donc considérés comme impurs.

Malgré l’existence de ce pays des purs (et sans parler du Bangla-Desh qui s’en est détaché depuis), il reste aujourd’hui des millions de Musulmans en Inde. Et partout, y compris à Bénarès, la ville sainte de l’Hindouisme, on croise des femmes voilées de noir des pieds à la tête. Je n’ai jamais mis les pieds au Pakistan mais je doute fort qu’il y ait dans ce pays intégriste des millions d’Hindous et qu’ils puissent y pratiquer leur culte « idolâtre ».

En tout cas, cette partition de l’ancien Empire des Indes en rappelle d’autres : Chypre, la Palestine, l’Irlande… Les Anglais avaient partout pour principe de « diviser pour régner ». Leur règne a pris fin, mais pas la division.

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Quand on assiste en Inde aux manifestations de la piété populaire, quand on voit les Indiens les plus modestes faire leurs dévotions à Ganesh ou à Shiva, quand on voit les foules de pélerins, à Bénarès, se presser autour des vendeurs du temple pour leur acheter les offrandes qu’ils iront jeter dans le fleuve sacré, on ne peut s’empêcher de penser, par opposition, aux vertigineuses spéculations des Upanishads ou, plus près de nous, au mysticisme sublime de Ramakrishna ou de Vivekananda…

Le contraste entre un polythéisme foisonnant, des pratiques religieuses que nous avons souvent tendance à trouver primitives ou grossières, et des philosophies grandioses, nous le connaissons bien en Occident : c’est celui qu’on constatait, il y a près d’un millénaire et demi, entre les innombrables cultes (parfois répugnants) des non moins innombrables sectes de tous les peuples qui se côtoyaient dans les grandes métropoles de l’Empire romain, et les fabuleux édifices métaphysiques érigés par les Néoplatoniciens, de Plotin à Proclos, ceux qui enthousiasmèrent l’Empereur Julien et qui lui inspirèrent l’idée de faire de ce que nous appelons le « paganisme », un rival de la religion du Christ.

On a dit que c’est à la procession de Puri qu’il faut assister aujourd’hui pour avoir une idée de ce qu’était jadis celle de Babylone. C’est probablement aussi à Bénarès qu’on peut le mieux se représenter de nos jours ce qu’étaient Rome ou Alexandrie il y a seize siècles.

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On a le choix, en Inde, entre hôtels Indian style et Western style . C’est en général dans les seconds que logent les touristes, surtout organisés, mais ce sont les premiers qui sont les plus pittoresques (et accessoirement les moins chers), donc les plus prisés par les Routards.

Dans la salle commune du petit hôtel de Bénarès où nous séjournons, on croise la faune humaine la plus diverse, depuis les « guides » autoproclamés et autodésignés qui vous ont accroché à votre arrivée à la gare et qui vous accompagneront pendant tout le temps que vous passerez ici, jusqu’aux trafiquants de tout ce qui se peut se trafiquer, aussi bien la drogue, dure ou douce, que les devises convertibles, en passant par les pauvres rickshaws dégoulinant sous la mousson, qui entrent avec le client qu’ils ont amené et repartent avec celui qu’ils auront éventuellement trouvé.

Certains clients, essentiellement des jeunes, ne manquent pas non plus de pittoresque. Il y en a un, par exemple, un Français, qui vient tous les ans à Bénarès pour passer les mois « d’été », les pires, les mois de la mousson. Mais peu lui importe : il ne vient pas faire du tourisme, il vient se droguer. Il se drogue méthodiquement pendant trois ou quatre mois. Après quoi il rentre en France où il fait une désintoxication sous surveillance médicale avant d’aller passer les mois d’hiver dans les Alpes comme moniteur de ski. Au printemps, il repart à Bénarès et ça recommence !…

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L’Indien qui nous a pris en charge à Bénarès n’a pas un mauvais job : il gagne un peu d’argent, mais surtout, il peut obtenir des devises étrangères. Car ici, comme dans les pays de l’Est, la monnaie nationale n’est pas convertible. Il y a donc du change au noir, et nous en avons déjà fait plusieurs fois, depuis notre a rrivée en Inde, dans des arrière-boutiques. Ce trafic a les mêmes raisons que partout ailleurs : les Indiens qui veulent quitter leur pays ne peuvent officiellement emporter que cent dollars !

Un guide est indispensable à Bénarès : le centre de la ville est un labyrinthe, un lacis de ruelles, où pas un étranger ne pourrait s’aventurer sans se perdre. De plus, notre guide connaît des bateliers qui peuvent nous promener sur le Gange pour nous permettre de contempler le spectacle des Ghats , ces escaliers qui descendent jusqu’au fleuve et qu’empruntent des pieux Hindous pour aller faire leurs ablutions rituelles. L’eau du Gange est considérée comme purificatrice, bien qu’elle soit horriblement terreuse. On y voit flotter de tout, depuis les couronnes de fleurs qu’ont achetées les pélerins en guise d’offrandes à Shiva, jusqu’aux cadavres, essentiellement d’enfants, car les enfants morts en bas âge, à la différence des adultes, ne sont pas incinérés sur le Ghat aux crémations : leurs corps sont jetés dans le fleuve. C’est sans doute pourquoi, dès que la barque s’éloigne de la ville, on voit, sur les quais du Gange, tant d’oiseaux que les Indiens appellent eagles et qui doivent être des vautours.

Justement nous nous éloignons de la ville pour aller visiter, de l’autre côté du fleuve, le palais du maharaja de Ramnagar, un palais en bien piteux état, d’ailleurs…Notre guide nous désigne les deux rameurs et nous déclare sans précaution aucune (ils ne comprennent d’ailleurs pas l’anglais) qu’ils appartiennent à une « basse caste ». Un peu au-dessus des rickshaws, cependant, précise-t-il. Ce ne sont pas, en tout cas, des Intouchables. Le barreur, lui, est, paraît-il, un peu plus haut dans la hiérarchie des castes.

- Et vous ? demandé-je au Guide.

Il n’hésite pas : lui, il appartient à la caste des Brahmanes, la caste supérieure, autrefois celle des prêtres. Il est d’ailleurs Hindou pratiquant et strictement végétarien. Je lui dis que les Européens sont incapables de comprendre le système des castes :

- Les Indiens, eux, le comprennent très bien, m’assure-t-il fermement.

- Etes-vous fier (proud) d’être Brahmane ?, lui dis-je.

Il réfléchit, comme pour chercher le mot juste :

- Proud… no…, répond-il,… but

But… Je comprends qu’en Inde, il vaut mieux être Brahmane que d’appartenir à une lower cast …

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“ Boksiss baba,boksiss !” Au début, je ne comprenais pas ce que voulaient tous ces gamins qui s’accrochaient à nos basques. Boxes ? Des boîtes ? Quelles boîtes ? Quelqu’un nous a finalement expliqué qu’il fallait comprendre : bakchich. Ce « boksiss » indien a donc finalement le même sens que le « Cadeau, cadeau ! » dont les gamins Africains harcèlent le toubabou .

On a beau avoir de bonnes dispositions, la mendicité en Inde finit par devenir exaspérante. On ne peut faire deux pas dans une rue sans être entouré par une douzaine de pauvres diables dépenaillés qui tous veulent vous loger, vous nourrir, vous transporter, vous guider… « Don’t give monney to the beggars », répètent partout les pancartes. Mais comment faire ? Quelqu’un vous ouvre une porte et il tend la main. Un autre vous prend votre valise et il tend la main. S’il y a deux marches à descendre, trois types se précipitent, vous prennent par le bras, vous soutiennent comme si vous aviez cent ans et, quand vous avez descendu vos deux marches, trois mains se tendent. Le train ne s’est pas encore arrêté en gare que déjà taxis, scooters et rickshaws sont montés à bord et vous sautent dessus : ils vous conduiront à votre hôtel, si vous avez déjà fait une réservation, sinon ils en connaissent un très confortable, très propre, très bien situé, pas cher du tout…

A la gare de Delhi, un scooter voulait à tout prix, nous conduire à un hôtel qu’il connaissait alors que, sur les conseils du Routard, nous en avions choisi un autre beaucoup mieux situé. Il nous y amènerait ensuite, nous a-t-il juré, mais il fallait absolument que nous voyions d’abord le sien, un excellent hôtel à un prix modique, etc… etc…, et surtout un hôtel où… une commission l’attendait, évidemment. Nous avons dû hausser le ton pour qu’il nous amène enfin où nous voulions aller.

Quand nous sommes redescendus après avoir monté nos valises dans la chambre, nous avons vu notre type qui attendait à la réception que le dernier client soit servi. Dans l’espoir, bien sûr, de grapiller sa commission…

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L’Inde est probablement le seul pays au monde où l’on puisse voir des vaches déambulant tranquillement dans un hall de gare. Des halls de gare immenses, grouillants, noirs de monde… Une vache se promène au milieu de la foule qui s’écarte à son approche. Elle passe entre les gens couchés à même le sol, endormis, enroulés dans leurs haillons, entre les familles entières, assises par terre, qui campent là, plus ou moins en permanence… La vache passe sur le quai et y continue sa promenade : le quai est trop haut par rapport aux voies pour qu’elle puisse y descendre et les traverser, mais, si elle le faisait, nul doute que les trains s’arrêteraient pour la laisser passer.

Il y a toujours ici des wagons de première, deuxième et troisième classe. Un Européen ne voyage pratiquement jamais qu’en première classe, à l’extrême rigueur en seconde : en troisième, il risquerait la mort par étouffement, à moins de se tenir debout, avec deux ou trois autres passagers, sur un marchepied, ou bien au milieu de la foule… sur le toit du wagon. Sur les quais, ceux qui voyagent en troisième attendent allongés par terre ou assis sur leur baluchon. Par contre, il y a des salles d’attente pour les première et deuxième classes, parfois différentes pour les hommes et les femmes…

Si la vache qui se balade tranquillement sur le quai, trouvait ouverte la porte de la salle d’attente de première classe et s’avisait d’y entrer, y aurait-il quelqu’un qui oserait lui en interdire l’accès ?

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Dans tout leur ex-« Empire des Indes », les Anglais avaient aménagé, à côté des villes indiennes, des quartiers britanniques, en fait des villes nouvelles, baptisées « cantonments », où ils vivaient entre eux, soigneusement séparés des indigènes pour lesquels ils éprouvaient en fait un profond mépris, comme le montre d’ailleurs si bien E.M. Forster dans La Route des Indes . La plupart de ces cantonments existent toujours mais ils n’ont évidemment plus rien d’européen : c’est par exemple le cas d’ « Agra cantonment », qui n’est aujourd’hui qu’un quartier de l’ancienne capitale moghole, guère moins sale (il faut bien le reconnaître) que le reste de la ville.

Finalement, « New-Delhi » n’est pas autre chose qu’une sorte de « Delhi cantonment », mais immense, grandiose, et même « babylonienne », puisque les urbanistes anglais avaient choisi d’en faire la capitale de « l’Empire » et la résidence de leurs Vice-Rois. Pari gagné. New-Delhi a presque relégué la Delhi indienne, avec son labyrinthe de rues « orientales », à l’état de quartier périphérique, malgré la splendeur de ses monuments moghols. New-Delhi est une sorte de Washington asiatique, avec des perspectives immenses, comme ce Rajpath qui relie la Porte de l’Inde à l’ancien palais du Vice-Roi, devenu la résidence du Chef de l’Etat. New-Delhi, c’est une vraie ville, avec de vraies avenues, de grandes places circulaires, des magasins modernes, des parcs à l’anglaise, des promenades ombragées, de solennels palais nationaux (ou fédéraux)… Ici pas de vaches, pas de rickshaws : on n’est plus tout à fait en Inde.

Et de même que la statue de la Reine Victoria est toujours en place sur l’ Esplanade de Calcutta, de même les symboles britanniques n’ont pas été effacés à Delhi, pas plus d’ailleurs qu’à Bombay. La gare centrale de Bombay s’appelle toujours « Victoria station », la principale place de New-Delhi porte toujours le nom du duc de Connaught, vice-Roi des Indes, et la Porte en forme d’Arc de triomphe qu’il avait construite à l’extrémité du Rajpath est toujours debout. Les Anglais ont sûrement été d’aussi mauvais colonisateurs que nous et que les autres Européens, mais ils ont sans doute mieux réussi la décolonisation.

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Les escaliers du fort d’Amber, près de Jaipur, sont transformés en torrents, en chutes d’eau : la mousson tant attendue vient d’éclater. La mousson telle que la décrivent les romans : le déluge. Nous nous sommes réfugiés dans une échoppe, en attendant, comme chez nous, que ça se calme. Mais nous ne sommes pas chez nous et ça risque de ne pas se calmer de si tôt. Le boutiquier se demande d’ailleurs ce que nous faisons là : dehors, les Indiens et les Indiennes se promènent tranquillement sous le déluge, ruisselants des pieds à la tête et visiblement heureux. Nous en avons vu se rouler tout habillés dans les cascades avec une évidente délectation.

Les mois qui précèdent la mousson sont les plus éprouvants, même pour les gens du pays : les plus chauds, les plus moites, les plus énervants. Tout le monde attend impatiemment que la pluie arrive, d’autant que, comme jadis en Egypte la crue annuelle du Nil, une grosse mousson, c’est l’assurance d’une riche récolte de riz, donc de la prospérité. La mousson, c’est de l’or qui tombe du ciel. Elle arrive finalement en remontant le golfe du Bengale, bute sur la barrière himalayenne et s’engouffre dans la vallée du Gange. Quand elle arrivera au bout de sa course, au Pakistan, il ne lui restera plus beaucoup d’eau à déverser… Mais, cette année encore, la région de Jaipur est bien arrosée. Alors, quand il se met à faire nuit en plein jour et que soudain le ciel, devenu noir comme de l’encre, éclate et se répand en torrents irrésistibles, la joie explose.

A Jaipur, les rues sont, elles aussi, transformées en torrents mais personne ne s’inquiète, bien au contraire, de cette inondation qui, en Europe, mobiliserait toutes les casernes de pompiers du pays : ici, les voitures roulent dans l’eau, tout simplement… De plus la mousson a une autre vertu : elle nettoie les villes, ce qui est loin d’être inutile. Car (nous le savons) en Inde, les besoins naturels sont considérés comme si naturels qu’on les fait, tous les matins, partout où l’on se trouve, au bord de la route si l’on est dans la campagne, dans les rues si l’on est en ville.

Heureusement, chaque année, la mousson arrive et elle dure parfois plusieurs semaines.

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Dans le train d’Udaipur, nous avons fait la connaissance de deux Indiens distingués dont l’un s’est présenté comme le « manager » d’un hôtel de la ville, propriété de l’Etat du Rajastan, dont il nous a donné les coordonnées et où, après nous avoir interrogés sur nos salaires, comme de bien entendu, et sur le budget de notre voyage, il nous a proposé de nous réserver une chambre pour un prix raisonnable, proposition que nous nous sommes empressés d’accepter.

L’hôtel est situé au sommet d’une colline qui domine le lac d’Udaipur (« la ville la plus romantique de l’Inde », comme disent les dépliants touristiques), étincelant dans son écrin de montagnes et d’où émergent deux îles occupées par des palais du maharaja local, dont l’un aujourd’hui transformé en hôtel de très grand luxe. Quant à notre hôtel à nous, c’est, paraît-il, une ancienne guest house où le maharaja hébergeait ses hôtes de passage. Jamais, depuis notre arrivée en Inde, nous n’avons eu une chambre aussi vaste et aussi confortable. Compte tenu de son prix modique, elle ne donne pas sur le lac, mais nous serions vraiment mal venus de nous plaindre…

Le restaurant propose des mets indiens qui sont très bons et qui, miracle, sont moins épicés qu’ailleurs (à moins que nous commencions à nous habituer aux terribles épices de l’Inde). Les convives sont essentiellement des Indiens appartenant à la nouvelle classe moyenne aisée. En les observant, nous nous sommes aperçus une fois de plus que les bonnes manières ne sont décidément pas les mêmes partout. Par exemple, ces bourgeois indiens utilisent peu les couverts : ils se servent le plus souvent de leurs doigts ou parfois saisissent la nourriture entre des morceaux de « chapatis », ces grosses galettes qui tiennent lieu de pain en Inde. Et puis surtout, ils rotent bruyamment et ostensiblement à la fin du repas. Cela n’a rien d’incorrect ici : l’employé de la réception de l’hôtel rotait très fort, lui aussi, quand nous sommes allés nous faire inscrire.

Tant de gens ne mangent pas à leur faim dans ce pays qu’il doit être de bon ton de faire savoir à tout le monde qu’on est repu.

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Le joyau de l’Inde, ce n’est pas le Taj Mahal, c’est le Kaïlasha. Le Taj Mahal, ce n’est pas l’Inde, c’est la Perse. C’est l’art d’Ispahan porté à sa perfection. Sans carreaux de faïence, il est vrai, et avec des rajouts typiques des Grands Moghols. Mais tout de même, l’art moghol, comme d’ailleurs celui de l’Asie centrale, c’est un chapitre de l’art persan.

L’Inde, c’est Bhubaneshwar, c’est Khadjuraho, c’est Ajanta, c’est Ellora… Et Ellora , c’est le Kaïlasha. Tous les autres temples rupestres de ce site fabuleux sont quasi éclipsés par lui. Quand on pénètre dans cette enceinte, même en sortant des sanctuaires voisins dont plusieurs sont fantastiques, ou quand on contemple l’ensemble d’en haut, du bord de la falaise, on reste bouche bée, muet, fasciné… Qu’il ait fallu un siècle à des architectes et tailleurs de pierre inconnus d’il y a mille ans, pour réaliser ce chef d’œuvre, on le croit sans peine ; on s’étonne même qu’un siècle leur ait suffi, qu’en une centaine d’années ils aient réussi à excaver ces prodigieux monolithes, au milieu d’un espace de quatre hectares creusé dans la colline sur près de 35 mètres de hauteur, à détacher, déblayer et évacuer 85.000 mètres cubes de roches… Les sculptures du Kaïlasha ont beau compter parmi les chefs d’œuvre de l’art hindou, c’est quand même d’abord l’exploit technique, ici, qui coupe le souffle.

Une sorte de magie opère la première fois qu’on pénètre dans l’enceinte d’un temple indien, par exemple dans le ravissant petit Rajrani de Bhubaneshwar, sculpté comme une chasse de sa base à son sommet. Mais ici, c’est presque un frisson qu’on éprouve : par ses dimensions colossales, le Kaïlasha effraie un peu. Cet éléphant de pierre, debout au pied de la plate-forme qui supporte le sanctuaire, est un éléphant grandeur nature, comme le sont, ou à peu près, les éléphants de la frise qui fait le tour du monolithe central, c’est-à-dire du temple. Une tour sculptée se dresse à l’un des angles de l’édifice, sorte d’obélisque géant, haut comme un immeuble de trois étages. Ici, plus encore peut-être que dans les autres sanctuaires rupestres d’Ellora, il faut faire un effort pour se souvenir que tout cela n’est pas une construction, mais une sculpture : comme ses voisins, le Kaïlasha n’a pas été bâti mais excavé, taillé dans la colline. Une galerie court tout autour de l’immense esplanade, au pied des falaises verticales qui finissent, là-haut, dans les nuages. Ses parois sont couvertes de bas-reliefs dont chacun est un chef d’œuvre, comme le sont d’ailleurs les parois du temple central lui-même. Le plus célèbre de ces bas-reliefs, considéré comme un des sommets de l’Inde médiévale, représente le démon Ravana tentant de secouer le mont Kaïlasha, séjour de Shiva.

Au centre du sanctuaire, surprise : le saint des saints est minuscule, obscur, nu, orné seulement du lingam du Dieu.

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On m’avait bien recommandé de ne pas traverser seul, à Abidjan, le pont Houphouet-Boigny. C’est, paraît-il, dangereux, presque aussi dangereux que d’aller seul dans la forêt du Banco, aux portes de la ville. De toute façon, il ne pouvait pas être question que j’aille voir la forêt autrement qu’en taxi. Mais le pont ? J’y suis arrivé tranquillement à pied, par l’avenue Giscard d’Estaing qui traverse le quartier populaire (pittoresque mais assez sale) de Treichville. Le pont était là : des voitures y passaient, des piétons aussi (des Africains seulement, c’est vrai, pas un Blanc) Deux flics étaient en faction.

- Est-il vrai que la traversée du pont est dangereuse ? leur dis-je

- C’est vrai, me répondent-ils, mais on peut vous accompagner, si vous voulez.

- Si c’est vraiment nécéssaire, je ne dis pas non.

Et c’est ainsi que j’ai traversé le pont escorté par les forces de l’ordre…

Quant à la forêt du Banco, je me suis aperçu que les taxis n’étaient effectivement pas très chauds pour s’y rendre. J’en ai pourtant trouvé un, très sympathique, qui a accepté de m’amener dans ce coupe-gorge. Après être passés près d’un petit torrent où sont rassemblés les laveurs de voitures (le lieu le plus dangereux, m’a dit mon taxi, et où il ne faut surtout pas s’arrêter), nous avons pénétré dans la forêt et nous sommes arrivés dans une sorte de clairière où l’on se sent vraiment en pleine forêt dense équatoriale. On entendait d’étranges cris d’oiseaux et je n’aurais pas été surpris de voir l’Amazone ou un de ses affluents couler à proximité.

J’ai demandé à mon taxi de revenir par Adjamé, où l’on traverse les plus affreux bidonvilles de Côte d’Ivoire, puis par Cocody, où se dresse le gratte-ciel de l’Hôtel Ivoire, le plus somptueux palace d’Afrique de l’Ouest. Du sommet, le contraste entre Adjamé et le « Plateau », c’est-à-dire le quartier administratif et résidentiel, illustre une fois de plus, les écarts sociaux vertigineux qui sont la règle dans le Tiers-Monde.

Pour rentrer à ma petite pension, je suis repassé par le pont Houphouet-Boigny, mais les flics à qui j’ai demandé de m’accompagner (ce n’étaient pas les mêmes que le matin), m’ont assuré que je ne risquais rien et, effectivement, je suis arrivé au bout sain et sauf. Mais la patronne française de la pension a été stupéfaite que j’aie franchi le pont et que je sois allé au Banco. Un de ses employés, un noir, m’a dit :

- Une fois ça passe, mais ne recommencez pas !

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Quand on quitte Abidjan pour le nord de la Côte d’Ivoire, le bus, avant d’arriver à Bouaké, fait un crochet pour passer à Yamoussoukro, village natal d’Houphouet-Boigny, promu capitale politique et administrative du pays, Abidjan n’étant plus officiellement que sa capitale économique.

La route qui filait tout droit à travers la forêt, devient une avenue immensément large. Cette avenue en croise bientôt d’autres, non moins larges, avec, de chaque côté, des alignements de lampadaires à l’infini, mais pas une maison, pas un immeuble. Aucun passant d’ailleurs sur les immenses trottoirs à la dimension des avenues, pas une voiture. Yamoussoukro sera peut-être une ville un jour : pour l’instant, ce n’est qu’un plan de ville grandeur nature, dessiné sur un vaste plateau défriché à cet effet… On aperçoit au bout d’une des avenues une colossale basilique chrétienne dominée par un dôme imité de St Pierre de Rome. Ailleurs une grande mosquée, un vaste palais présidentiel, un non moins vaste palais du Parlement… Houphouet s’est manifestement inspiré de l’exemple de Brasilia, mais, pour l’instant, le pari ne semble pas gagné.

Avant de quitter Yamoussoukro pour Bouaké, le bus est passé à proximité d’un petit bidonville, à l’angle de deux avenues : il y a donc déjà quelques habitants dans la nouvelle capitale !

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En Côte d’Ivoire, comme dans tous les pays qui bordent le golfe de Guinée, ce sont les tribus et les roitelets du Sud qui, jadis, allaient chercher et vendaient aux négriers européens leurs « frères » du Nord . Ce sont donc surtout les malheureux « nègres » de l’intérieur du continent africain qui ont été déportés en Amérique, et les tribus de la côte ont été largement complices de l’esclavagisme. Et ce n’est sans doute pas un hasard si, plusieurs siècles plus tard, les Chrétiens africains sont majoritairement au Sud et les Musulmans au Nord.

On nous explique, certes, que les Arabes qui propageaient l’Islam depuis le Maghreb, n’ont pas pu descendre plus bas que la zone sahélienne parce que, dès qu’ils pénétraient dans la forêt équatoriale, leurs chevaux étaient victimes de la mouche tsé-tsé et de tous les autres vecteurs de maladies, ce qui expliquerait que la religion musulmane n’ait pas atteint la côte. Il semble plus vraisemblable que les tribus du Sud ont adopté la foi des colonisateurs auxquels les rattachaient des liens étroits depuis l’époque de l’esclavage, tandis que les tribus du Nord adoptaient une religion qui, depuis les premiers Khalifes, avait lancé la guerre sainte contre le Christianisme.

De toute façon, Chrétiens ou Musulmans, tous les Africains sont aussi, et restent peut-être avant tout, animistes.

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Le taxi-brousse que j’ai pris dans cette ville du Mali est un des pires que j’aie vus en Afrique. Et pourtant, j’en ai vus, des taxis-brousse, ces tacots (souvent des Peugeot 404) qui partent quand ils sont pleins, c’est-à-dire quand huit ou neuf personnes s’y entassent, et qui sont des épaves ambulantes. Il y a en France, dans les cimetières de voitures, des véhicules jetés à la ferraille qui sont en meilleur état que certains des taxis-brousse qui roulent en Afrique. J’en ai vus qui n’avaient plus de portes. D’autres (c’est pire) qui avaient des portes mais plus de poignées à l’intérieur. J’en ai vu un qui n’avait pas de démarreur : le chauffeur soulevait le capot et mettait le moteur en marche en rapprochant deux fils électriques !

Celui d’aujourd’hui n’a pas de pompe à essence : le réservoir est sur le toit ; un tuyau descend et se branche sur le carburateur. Et ça marche. Ca franchit les barrages. Un barrage tous les vingt kilomètres. Quand ce n’est pas la police, c’est la gendarmerie (Les nouveaux pays indépendants ont conservé les distinctions héritées des anciens colonisateurs) Quand ce n’est pas la gendarmerie, c’est la douane. Et à chaque fois, les passagers doivent évidemment présenter tous leurs papiers, y compris, en ce qui me concerne, le bon d’achat de mon appareil-photo. Quant au chauffeur, c’est évidemment du gibier tout trouvé pour ces racketteurs en uniformes que sont les flics africains.

Cette fois, ce brave taxi n’a sans doute pas payé (ou pu payer) le bakchich exigé : il vient d’écoper d’une amende de 3.600 C.F.A. Non pas parce que son système d’arrivée d’essence risque à tout moment de mettre le feu à la voiture, mais pour… « défaut de trousse de pharmacie » ! Authentique.

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A Banfora, au Burkina-Faso, j’ai pris un taxi-brousse pour Bobo-Dioulasso (une épave ambulante et pleine à craquer, comme d’habitude) et je me suis retrouvé à côté d’une femme qui, m’a-t-elle dit, travaille dans une usine de sucre. A Banfora, Lassina, mon loueur de mobylette qui m’a servi de guide, m’a dit qu’il était rare en Afrique qu’il y ait moins de vingt enfants par famille et je demande à cette femme si elle peut me confirmer cette information. Parfaitement, me répond-elle, et la raison en est, selon elle, la polygamie (qu’elle ne conteste d’ailleurs nullement. Elle-même est la seconde épouse de son mari) Je ne lui ai pas demandé combien elle avait d’enfants mais elle m’assure que, dans son usine, elle connaît un homme qui a trois femmes et trente-trois enfants. Quand je lui dis que je trouve cela monstrueux et que n’importe quel Européen aurait la même opinion que moi, je la vois sourire. C’est comme ça : un enfant chaque année, c’est la loi de la nature. Et si l’on a trois femmes, cela fait trois enfants par an, voilà tout…

A. m’a souvent expliqué que les enfants en Afrique, comme dans tout le Tiers-Monde, c’est l’assurance-vieillesse. Rarissimes, dans ces pays, sont les gens qui peuvent compter toucher un jour une pension de retraite. Il faudra donc que, la vieillesse venue, ils soient pris en charge par leurs enfants. Or, des enfants, il en meurt beaucoup en bas âge, comme c’était aussi le cas en Europe dans les siècles passés. Et puis, en Afrique, il faudra en donner quelques-uns au sorcier : un secret de polichinelle dans la brousse, où les sacrifices humains restent une pratique courante.

Bref, plus vous aurez d’enfants (et donc de femmes), plus vous aurez de chances pour qu’il en reste beaucoup en vie quand vous serez vieux

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On appelle « campements », en Afrique, des hôtels, modestes mais à peu près convenables, plus ou moins étatisés (ou municipalisés, je ne sais pas trop). Au campement de Mopti, au Mali, j’ai fait la connaissance d’un couple d’Autrichiens d’un certain âge, des gens extrêmement distingués, parlant un anglais impeccable, et qui séjournaient là depuis plusieurs jours. Ils étaient affligés d’une gastro-entérite tournant à la dysenterie et ne sortaient guère de leur chambre que pour venir se restaurer très sommairement au restaurant de l’hôtel. J’ai mis à leur disposition ma pharmacie, la leur étant à peu près inexistante.

Quelques jours plus tard, comme j’étais, le matin, à la « gare routière », dans l’attente d’un taxi-brousse partant pour Bamako, j’ai vu de loin arriver en courant un jeune Noir en qui j’ai reconnu un employé du campement. Il s’est approché de moi tout essoufflé et m’a demandé si je n’avais pas vu les Autrichiens. Ma foi non, je ne les avais pas vus.

C’est que, m’expliqua-t-il en regardant dans toutes les directions, ces deux Européens si distingués qui, depuis une semaine, séjournaient au campement en pension complète, s’étaient éclipsés le matin même… sans payer leur note.

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Je voulais connaître les trains africains et j’ai donc pris la célèbre Gazelle Abidjan-Ouagadougou sur une portion de son parcours. J’ai évidemment voyagé, comme tout le monde, au milieu des chèvres, des sacs de patates et des baluchons de toute sorte. Maintenant, la Gazelle est arrêtée à la frontière entre la Côte d’Ivoire et le Burkina-Faso et tout le monde est descendu : il faut en effet se présenter à la police pour l’examen des passeports. C’est dans une petite pièce sombre et nue du bâtiment de la gare que l’on défile devant la petite table où sont assis les fonctionnaires.

Quand mon tour arrive, un flic me fait observer que ma profession n’est pas mentionnée sur mon passeport. Suis-je en possession d’un document prouvant que je suis, comme je le prétends, enseignant ? Je cherche… Qu’est-ce que je pourrais bien fournir ? Je n’ai évidemment pas eu l’idée d’amener un bulletin de salaire. Je n’avais d’ailleurs jamais remarqué que la ligne « Profession » de mon passeport fût vide ... Je recule et entreprends de fouiller dans mon portefeuille pendant que les autres voyageurs, tous des Africains, continuent à défiler.

Le chef est arrivé : un homme jeune, vêtu d’un blouson impeccable, portant cravate et lunettes noires. J’ai trouvé deux cartes qui, en toute bonne foi, ne peuvent appartenir qu’à un enseignant, mais qui ne sont pas des pièces officielles. Je les tends au Chef. Il les regarde distraitement :

- Ce sont là des documents que nous ne pouvons prendre en considération, me répond-il.

Alors ? Eh bien alors, mon cas est très ennuyeux. On l’examinera tout à l’heure. En attendant, je n’ai qu’à aller m’asseoir.

Le défilé des voyageurs se termine. Il ne reste plus que moi. Vont-ils m’empêcher de continuer mon voyage ? Soudain, le Chef me rappelle. Je m’avance, un peu inquiet. J’avais tort : il me rend mon passeport tamponné. Tout est réglé. Je peux remonter dans le train.

Voilà qui est surprenant : je n’ai payé aucun bakchich…N’était-ce pas ce qu’on attendait de moi ?

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J’ai pris un taxi-brousse qui monte vers une ville du Mali d’où les courageux peuvent, s’ils le souhaitent, continuer vers l’Afrique du Nord. Parmi les dix passagers qui s’entassent dans le tacot, il y a un Algérien, originaire de Biskra, qui regagne son pays. Son boulot consiste à faire des navettes entre l’Afrique du Nord et l’Afrique Noire à travers le Sahara. Il conduit des voitures depuis le port algérien où elles débarquent d’Europe, jusqu’à Abidjan, en Côte d’Ivoire, où il les vend. Voitures volées, naturellement, mais pour lesquelles il peut, cela va de soi, fournir des cartes grises en bonne et due forme. Les portières de ces voitures, et pas seulement les portières, sont bourrées de paquets de drogue qu’il vend aussi en Afrique Noire et qui, paraît-il, rapportent plus que les véhicules. Sans doute n’est-il qu’un employé d’une mafia organisée, mais son pourcentage doit être correct ; en tout cas, il ne se plaint pas de son sort.

Cet homme est chaleureux et volubile. Et c’est un pieux musulman. Dans le taxi, il ne cesse de lire le Coran à haute voix et parfois, il fait arrêter le véhicule, descend, déroule son tapis de prière vers la Mecque (il n’hésite jamais pour trouver la bonne direction) et se prosterne, front contre terre. Jusqu’ici, en tout cas, Allah l’a protégé de tout ennui.

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Entre le Burkina et le Mali, j’ai rencontré deux jeunes couples (des étudiants, je crois) et, à Mopti, nous avons engagé un petit guide très éveillé, Dramane, dont le père est commissaire de police. Il ne nous a plus lâché d’une semelle, nous a accompagnés partout et nous a fait toutes nos courses. Comme nous avions décidé d’aller visiter Djenné, ville inscrite au patrimoine mondial par l’UNESCO, Dramane nous a trouvé un taxi et il est naturellement venu avec nous.

Mais voilà qu’au premier contrôle de police, à la sortie de Mopti, le petit s’est fait tabasser, le taxi engueuler, et nous sermonner comme des gamins. Motif :nous n’étions pas passés pâr la SMERT (Société Malienne pour l’Exploitation des Ressources Touristiques), une véritable entreprise de rackett officiel. C’est à elle d’organiser les excursions et de prendre en charge les touristes ! Il leur est interdit de se prendre en charge eux-mêmes, sans… payer tribut à la SMERT. L’autre jour, une camionnette remplie de jeunes qui partaient pour le pays Dogon, avait été arrêtée, elle aussi, et avait dû revenir à Mopti. Nous avons eu, nous, plus de chance, grâce à Dramane : son, père, prévenu, est arrivé, a arrangé les choses et nous avons pu continuer notre route.

La SMERT n’avait pourtant pas dit son dernier mot. Trois jours après, j’ai retrouvé à Bamako une femme que nous avions rencontrée au « campement » de Mopti à notre retour de Djenné. Elle m’a raconté que le lendemain de mon départ, et donc le surlendemain de notre excursion, les deux jeunes couples français avaient été cueillis à l’hôtel au petit jour, emmenés en fourgon au poste et interrogés pendant deux heures sur notre sortie à Djenné. Et il paraît que ça devait recommencer le lendemain : c’était un règlement de compte entre la police et la SMERT !

Il faut pourtant dire, à sa décharge, que le Chef du bureau de la SMERT à Bamako, Namory Diatiké, que cite le Guide Delta , s’est montré d’une prévenance à mon égard qui m’a presque réconcilié avec cette institution étatique malienne. Espérons qu’il n’a pas de problèmes, lui, avec la police locale.

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Je voulais visiter la Médina de Dakar et je l’imaginais à la manière des médinas marocaines : un dédale de ruelles où l’on est sûr de se perdre si l’on n’est pas accompagné. J’ai donc engagé un jeune guide près de la grande mosquée, pastiche de ce celles du Maroc. Le gamin pouvait avoir quinze ou seize ans. Il m’a fait traverser la « médina » qui n’a rien à voir avec celles de Fez ou de Meknès. Les rues, relativement larges, ne sont pas très sales. Elles se coupent à angles droits et sont bordées de maisons en dur toutes semblables et qui ressemblent à des baraques rectangulaires. Comme partout en Afrique, on voit dans ces rues une profusion d’enfants.

Nous avons abouti à la « corniche » en bord de mer, puis nous sommes revenus sur nos pas. A un moment, le gamin m’a quitté pour aller bavarder avec un passant plus âgé que lui qui l’avait interpellé. Puis il est revenu. Au bout d’un moment, il me dit :

- T’as pas peur ?

- Peur de quoi ?

- Ben… des couteaux…

- Pourquoi ? T’as un couteau, toi ?

- Bien sûr. Tu sais, mon copain que j’ai rencontré tout à l’heure, il m’a dit : « Celui-là, on pourrait lui faire la peau »…

- Pourquoi vous m’auriez fait la peau ?

- Ben, pour te voler, pardi !

On a fini par arriver à l’arrêt du bus. J’ai dit au gamin que je m’arrêtais là et que j’allais rentrer par le car. Je lui ai donc payé le prix que nous avions convenu au départ. Mais il ne partait pas. Il restait planté à côté de moi. Avait-il vraiment un couteau dans la poche ? Nous étions seuls et j’ai commencé à trouver l’attente un peu longue. Puis quelqu’un est arrivé : un militaire, un sous-off, qui a commencé à attendre le bus, lui aussi. J’ai commencé à respirer un peu mieux.

Mais je ne me suis senti vraiment rassuré que quand j’ai vu arriver le car et que j’y suis monté.

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En Casamance, un type, qui voulait à tout prix me fourguer des babioles à quatre sous, m’avait menacé du bois sacré si je ne les lui achetais pas. Chantage classique en Afrique : tu payes ou je te fais jeter un sort par le sorcier de mon village. J’ai payé. Je ne crois pas à la sorcellerie, bien sûr, ni à la magie noire… Mais enfin, il vaut tout de même mieux ne pas tenter le Diable, n’est-ce-pas, surtout le Diable africain.

Ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est de subir le même chantage en plein centre de Dakar, en traversant la place de l’Indépendance. La Casamance, c’était la « brousse », et cette province, fort belle au demeurant, avec ses vertes rizières sous les cocotiers, est restée très largement animiste : que les sorciers y fassent la loi, cela ne m’avait pas surpris. Mais Dakar ! Il est vrai que les deux types qui m’ont racketté sur la place de l’Indépendance (ils m’ont fourré de force leur pacotille dans la poche en exigeant 2.000 C.F.A.), ne m’ont pas menacé du « bois sacré », comme à Ziguinchor, mais du grand marabout . Le Sénégal, comme le Mali, est très majoritairement musulman. Mais, comme toute l’Afrique, il reste aussi foncièrement fétichiste. Que le marabout soit en même temps sorcier, qui s’en étonnerait ?

Mais surtout, rien ne ressemble plus à un petit malfrat fétichiste qu’un petit malfrat musulman.

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A Mopti, au Mali, j’avais, le premier soir, couché dans une annexe du « campement » en attendant qu’une chambre se libère dans le bâtiment principal. Et le soir, après dîner, comme je rejoignais mon gîte, une jeune femme s’était approchée et m’avait demandé très poliment si je ne voulais pas qu’elle vienne passer la nuit avec moi.

A Dakar maintenant, je constate que les filles proposent leur compagnie aux clients dans tous les petits hôtels, les seuls que je fréquente. Avec l’accord de la direction, de toute évidence. Elles sont d’ailleurs discrètes : au petit hôtel « du Marché » où je loge, elles sont assises tranquillement dans la petite cour intérieure de l’hôtel, joli jardinet ombragé sur lequel donnent les chambres. Quand je suis venu m’y asseoir, deux jeunes femmes étaient en train de bavarder en wolof, la langue dominante au Sénégal, avec un Français, résidant à Dakar, où il fait, paraît-il, du commerce. Il se plaint d’ailleurs que les affaires y marchent mal. Moins bien, en tout cas, me dit-il, qu’à Abidjan. Après son départ, les filles m’ont gentiment demandé si je voulais de leurs services :

- Savez-vous, leur dis-je, que j’ai des enfants plus âgés que vous ?

- Tu sais, m’ont-elles répondu, nos clients, ce ne sont pas forcément les plus jeunes…

- Et c’est quoi, votre tarif ?

L’une d’elles m’a dit (mais, comme d’un « prix à débattre », m’a-t-il semblé) :

- 10.000 CFA.

- 200 francs français ! Mais vous sous rendez compte ? C’est hors de prix !

- Ca peut être moins, si tu veux…

Car en plus, elles font un discount aux étrangers !

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Quand, en France, j’avais cherché des vols à tarif réduit pour l’Afrique, un aller simple pour Abidjan et un retour simple depuis Dakar, ou l’inverse, une seule agence m’a trouvé ce que je cherchais : pour l’aller, un vol Egyptair Genève-Le Caire-Abidjan (avec, à l’escale du Caire, les frais pris en charge par Egyptair), et, pour le retour, un vol Aéroflot Bamako-Dakar-Moscou-Luxembourg (avec, de même, à l’escale de Moscou, les frais pris en charge par Aéroflot). C’était un peu compliqué, mais c’était ce qu’il y avait de moins cher.

Seulement, quand j’ai débarqué à Moscou, on m’a fait savoir qu’il n’y avait pas de vol Moscou-Luxembourg le lendemain. J’avais un billet pour ce vol (SU 233), avec mon nom et la date ? La petite jeune fille qui pianotait sur son ordinateur, était formelle : c’était une erreur ; le prochain vol Moscou-Luxembourg était dans trois jours. Je ne pouvais pas attendre trois jours, même si tous mes frais étaient payés, il fallait que je rentre… La petite jeune fille m’a alors accompagné jusqu’au bureau de sa supérieure hiérarchique, deux ou trois étages plus haut, et cette femme d’un certain âge, un peu boulotte, m’a proposé une solution pour le lendemain : un vol Aéroflot Moscou-Francfort, suivi d’un vol Lufthansa Francfort-Luxembourg : je devais pouvoir attraper la correspondance à Francfort, quoique de justesse. J’ai accepté, bien sûr et elle m’a immédiatement fait le billet.

Le lendemain matin, j’étais en train de prendre le breakfast au bar de l’aéroport, lorsque, machinalement je regarde la listes des vols affichés au tableau des départs : parmi eux mon vol SU 233 Moscou-Luxembourg, qui, soi-disant, n’existait pas ! Trop tard : mes bagages sont enregistrés pour Francfort.

Ils doivent être un peu défaillants, les ordinateurs soviétiques !

*

« En saison », Mykonos ou Santorin, c’est Saint-Trop le 15 août. Saint Trop ou Capri ou Hammamet… Le débarquement se fait dans une cohue infernale. Partout des supermarchés, des boutiques de souvenirs, des discothèques, des B. & B., des Rooms to let… Il faut s’estimer heureux quand, chez l’habitant, on vous permet de dormir dans la cuisine, toutes les autres pièces étant transformées en dortoirs. Les anciens villages, devenus des petites villes, sont peints et repeints, nettoyés, astiqués, frottés, défigurés : pas de doute, le tourisme de masse est une des calamités du 20° s.

Quand nous avons abordé les Cyclades, le bateau a fait escale à Ios, l’île où, selon la tradition, serait mort Homère. C’est une terre pelée, sans un arbre, brûlée par le soleil, avec un village unique qui est aussi le port de l’île, fait de petites maisons cubiques blanches, étagées au-dessus de la mer. Le bâteau a accosté le long du môle. Je pensais que quelques personnes descendraient, deux ou trois indigènes regagnant leur île et cinq ou six touristes amateurs de calme et de solitude. Erreur ! En quelques minutes, le débarcadère, pourtant très long et très large, a été noir de monde : des jeunes, sac à dos, chargés de matelas pneumatiques, de sacs de couchage, de réchauds à gaz, de bouteilles de plongée, de tubas, de palmes …

Je regardais le petit village au flanc de sa colline pelée, au-dessus du port, et je me disais : « Il va y avoir dix fois plus d’étrangers que de Grecs sur cette île ! »

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A Naxos, comme partout en Grèce, les rues, l’été, sont transformées en terrasses de restaurant. Il fait moins chaud dehors qu’à l’intérieur. Evidemment, pour les serveurs et les serveuses, ça fait de la marche à pied, d’autant que les cuisines sont en général au fin fond de la maison, dans les arrière-salles. ..

Dans la petite taverne où nous dînons, la patronne fait elle-même le service. Seule. Elle ne sait plus où donner de la tête. A la table à côté de la nôtre, une bande de jeunes Français, arrivés avant nous, a déjà fini les hors d’œuvre et le plat principal, et la patronne est en train de prendre la commande des desserts. Dès qu’elle a disparu à l’intérieur de la maison, son calepin à la main, les cinq ou six jeunes se lèvent comme un seul homme, quittent la table et disparaissent dans la ruelle la plus proche.

Quand la patronne revient pour s’occuper de nous, elle voit la table vide :

- Eh oui, ils viennent de partir, lui dis-je. C’est scandaleux.

Elle hausse les épaules. Manifestement, elle a l’habitude. Je suggère :

- Vous devriez poster quelqu’un pour surveiller votre terrasse.

- Payer quelqu’un à ne rien faire ?, me dit-elle stupéfaite.

Pense-t-elle que ça lui reviendrait plus cher que ce que lui coûtent les repas impayés ? Après tout, elle a peut-être raison !

ANNEES 90

Je remonte Nathan Road à Kowloon, la principale ville des « Nouveaux Territoires » de Hong-Kong, qui fait face à l’île de « Victoria » à laquelle se limitait autrefois la colonie. Des bus à impériale : c’est l’Angleterre. Des falaises de gratte-ciel : c’est l’Amérique. Mais des échafaudages vertigineux faits de gros bambous ficelés les uns aux autres : c’est bien la Chine. Des clochards dorment sur les trottoirs devant des palaces rutilants ; des types nettoient les caniveaux avec des pelles et des balais : le Tiers-Monde n’est pas loin sous le modernisme du quatrième dragon (les trois autres étant Taïwan, Singapour et la Corée).

Les trottoirs sont grouillants jour et nuit : le jour, c’est une ville chinoise; la nuit, c’est Las Vegas. Je regarde les passants : pourquoi parle-t-on de la « race jaune » ? Quelqu’un a-t-il jamais vu un Chinois jaune ? J’ai beau faire, je les trouve aussi blancs que les plus blancs des Européens. Sont-ils au moins « typés », comme on dit, ? Cela dépend : certains ont effectivement les yeux un peu bridés, parfois les pommettes légèrement saillantes. Mais d’autres n’ont que très faiblement ce qu’on appelle le « type chinois ».

En tout cas, je le maintiens : la race jaune n’est pas jaune.

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A Hong-Kong, le petit jeune homme qui guide le « tour » auquel je me suis inscrit pour la visite de l’île de Lantau, la plus vaste de la colonie, était un garçon très sympathique. Il parlait évidemment le chinois mais aussi le cantonais, dialecte en usage dans le sud de la Chine ainsi qu’à Hong-Kong. Mais son anglais était aussi impeccable que son chinois et il parlait aussi couramment, me dit-il, le japonais. Quant au français, il était en train d’essayer de l’apprendre : « Pour le business », me précisa-t-il. Mais il avait du mal :

- L’anglais, disait-il, c’est facile, le japonais, c’est facile. Mais le français, quelle difficulté !

Il avait un petit manuel qu’il m’a montré : « Je vais, nous allons. J’irai, j’irais. J’allai, j’allais. Que j’aille, que j’allasse. Je suis allé. Que je sois allé. Que je fusse allé »…

J’ai pris son manuel et j’ai barré d’un coup de crayon la moitié des formes :

- Inutile d’apprendre cela, lui dis-je. Ces formes sont pratiquement inusitées. Les Français ne savent même pas qu’elles existent

Mais l’indicatif présent, lui, est indispensable et il est vrai qu’il est quand même plus facile en anglais qu’en français.

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Mon jeune Chinois de Hong-Kong est étudiant à l’Université de cette ville. Son activité de guide est juste un petit boulot qui l’aide à financer ses études. Comme plusieurs autres personnes que j’ai déjà interrogées, il ne craint pas « 97 », comme on dit ici, c’est-à-dire la « rétrocession » de la colonie à la Chine de Pékin : Hong-Kong, m’explique-t-il, est le sas qui relie la Chine au monde extérieur et les communistes chinois n’ont aucun intérêt (et n’ont sûrement aucune intention) de tuer la poule aux œufs d’or ; ils ne collectiviseront pas Hong-Kong. Ils multiplient d’ailleurs les déclarations rassurantes et personne ne s’inquiète vraiment.

Le monastère bouddhique de Po Lin (le lotus précieux), sur l’île de Lantau, la plus vaste de l’archipel hong-kongais, dominé par une immense statue du Bienheureux, est perché sur un des sommets de l’île. On y pratique une curieuse forme de divination. Notre jeune Chinois a fait tirer à tous les membres de notre petit groupe une baguette numérotée à laquelle correspondait un petit papier écrit en chinois qu’il a consciencieusement lu. Pour moi, m’a-t-il dit ; tout était « good ». En partant, je lui ai demandé des précisions, non pas sur moi mais sur mes enfants. J’ai retenu de ce qu’il m’a dit que l’aîné serait ingénieur.

J’en suis resté muet de surprise : l’aîné de mes enfants prépare effectivement un diplôme d’ingénieur !

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A Taïpeh, capitale de l’île de Taïwan, il n’est pas très difficile de se faire comprendre : beaucoup de gens se débrouillent très bien en anglais. On n’en fait pas moins la curieuse expérience de l’illétrisme. Car Taïwan a beau être un semi-protectorat américain, c’est un pays souverain et non une colonie comme Hong-Kong. Dans la capitale les plaques des rues et les enseignes des magasins ne sont pas doublées en anglais et, avant d’entrer dans une boutique, il faut bien vérifier, en jetant un coup d’oeil à l’intérieur, si c’est une pâtisserie ou… une boucherie…

Et dès qu’on quitte Taïpeh, se faire comprendre devient parfois un vrai problème. A Hualien, par exemple, sur la côte Est, où j’ai fait étape pour pouvoir rejoindre la côte Ouest en parcourant les vertigineuses et magnifiques gorges de Taroko, je me suisretrouvé dans un excellent petit hôtel, très sympathique, mais où la réceptionniste ne savait que quelques mots d’anglais. Comme je voulais aller faire un tour à pied en ville, je lui ai demandé s’il y avait un port à Hualien. Mais le mot harbour ne lui disait rien, pas plus que « port », « hafen », « puerto », etc…etc…Au bout d’un moment, j’ai fini par lui dessiner un port, avec deux jetées circulaires et des petits bateaux au milieu ! Elle a compris, m’a dit le mot chinois et je lui ai fait comprendre que je voulais qu’elle m’écrive ce mot sur un papier. Et c’est en montrant ce papier aux passants que j’ai réussi à arriver au port, bien différent de ce que j’imaginais d’ailleurs.

J’ai ensuite voulu prendre un taxi pour revenir. Et comme mon petit hôtel était à côté de la gare du chemin de fer, par lequel je suis arrivé, j’ai demandé à la réceptionniste d’un grand hôtel proche du port de m’écrire le mot « gare » sur un papier que j’ai montré à mon taxi. C’est cela, la solution en Chine : trouver quelqu’un qui comprenne où vous voulez aller et qui vous écrive le mot. Mais la jeune femme de Hualien avait dû se tromper, à moins que ce ne soit moi qui me suis mal fait comprendre : en tout cas je me suis retrouvé à la gare… routière !

On a vite fait d’apprendre quelques caractères chinois, du moins les plus simples, par exemple ceux qui désignent le soleil et la lune et qui entrent dans la composition de l’expression « Sun Moon Lake », le lac du soleil et de la lune, un des plus beaux sites de Taïwan.

Le problème, c’est qu’il y a plusieurs milliers de caractères à connaître pour pouvoir lire un journal chinois !…

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Un jour, dans un train indien, nous avions rencontré un jeune routard japonais qui avait eu l’air étonné quand je lui avais dit que presque tous les appareils photographiques ou électroniques, en Europe, étaient de fabrication japonaise.

« Regardez, lui avais-je dit, mon appareil photo est japonais, ma calculette est japonaise… Et si vous saviez le nombre de voitures et de camionnettes Toyota qui roulent en Europe, comme partout dans le monde d’ailleurs, sans parler, bien sûr, des motos et scooters Kawasaki.

Ce garçon m’avait paru surpris mais aussi assez indifférent aux succès de son pays.

Six ans plus tard, j’ai à nouveau l’occasion, mais cette fois au Japon même, de faire la même constatation : les Japonais n’ont pas l’air de se rendre compte qu’ils sont les maîtres de l’industrie et du business mondial. T. s’étonne quand je lui montre les appareils « made in Japan » que je possède et que j’ai évidemment achetés en France. « So deska ? », dit-elle avec étonnement.

Les Japonais ont conquis le monde et ils semblent être les seuls à ne pas le savoir.

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On éprouve une curieuse impression au Japon : où que l’on soit, on a l’illusion d’être toujours au même endroit, dans la même ville, de n’avoir pas changé de lieu… C’est que tous les hôtels, du moins les hôtels relativement bon marché, les seuls où je puisse me permettre de poser les pieds, sont rigoureusement identiques. Partout les mêmes longs couloirs impersonnels avec l’alignement des chambres de chaque côté. Les chambres elles-mêmes sont toutes semblables, toutes aussi petites, avec le même mobilier standart et surtout la même cabine en plastique contenant les toilettes, la douche et le lavabo. Partout, la même carte magnétique qui sert à la fois à ouvrir la porte et à allumer l’électricité. Partout la même robinetterie si sophistiquée qu’il faut quelques minutes pour comprendre comment on fait couler l’eau et comment on l’arrête… On connaît tout cela chez nous avec les hôtels « Formule 1 », « Etap » ou « Campanile », mais ce sont des chaînes : leur similitude s’explique. Au Japon, tous ces hôtels bon marché qui se ressemblent n’ont pas l’air d’appartenir à une chaîne unique. Leur uniformité n’en est que plus significative.

Comme aux Etats-Unis, il est rare qu’on ne trouve pas une Bible dans le tiroir de la table de nuit, mais aussi (car on est tout de même en Extrème-Orient) un livre de piété bouddhique !

Heureusement, il reste les petites auberges japonaises traditionnelles, qui ne sont pas toutes des « ryokans », mais qui, parfois, y ressemblent. A Nikko, site naturel et culturel emblématique du pays, j’ai logé dans une petite « pension » typique : on y dormait sur un « futon », après l’avoir déployé sur les « tatamis ». Il faut allonger le futon juste sous l’interrupteur, un fil qui descend du plafond, avec une petite bille au bout ; vous tirez dessus : la lumière s’éteint. Vous tirez à nouveau : elle se rallume

On ne trouvait pourtant pas, dans cette « pension », la salle de bain collective qui fait l’originalité de certains ryokans

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Quand vous pénétrez sur le quai des gares japonaises, un employé vous demande votre billet et, comme vous n’avez pas une tête asiatique, il vous le demande en anglais. Je voyage, moi, avec un « Japan rail pass », qui me permet de prendre tous les trains de l’ancienne compagnie nationale maintenant privatisée. L’employé contrôle mon pass, me demande (toujours en anglais) où je vais et m’indique le numéro du quai et l’heure de départ du prochain train (on n’attend jamais très longtemps). Pour ceux qui voyagent avec un billet, c’est-à-dire presque tout le monde, il les leur poinçonne.

Ainsi, dans ce pays où tout est automatisé, où l’on ne monte plus une marche, où l’on n’ouvre plus une porte, où l’on n’appuie plus sur un interrupteur, il y a encore des poinçonneurs de billets dans les gares et même dans les métros. Pas de « composteurs », comme en France, pas de machines avaleuses de tickets et qui ouvrent des portillons automatiques, comme dans le métro de Paris. A l’évidence, c’est un choix.

Dans les supermarchés, on fait évidemment ses courses soi-même et l’on paye à la sortie, comme en Europe : on vide son chariot ou son panier, on pose ses achats sur un tapis roulant : la caissière les enregistre, les pose de l’autre côté et vous dit combien vous devez, exactement comme chez nous. Mais au Japon, il y a, de l’autre côté, des petites jeunes filles qui récupèrent les articles que vous avez achetés, les mettent dans des sacs plastique, vous tendent les sacs et, accessoirement, s’occupent de votre chariot ou de votre panier.

Des petits boulots de ce genre au pays des robots, c’est inattendu. Mais peut-être pas si bête, après tout, s’il s’agit d’améliorer les statistiques de l’emploi. Et, de plus, on les apprécie. Surtout dans les supermarchés.

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Dans beaucoup de restaurants japonais, il est tout à fait possible de manger à l’européenne et pas seulement au comptoir, juché sur un « perchoir ». Il suffit de choisir un ou plusieurs plats représentés dans la devanture soit en photo, soit sous la forme de petits tableaux en plastique et en relief : vous allez chercher un serveur ou une serveuse et vous lui désignez ce que vous avez choisi, car le nom des plats n’est généralement écrit qu’en japonais, mélange d’idéogrammes chinois, les Kanji et de syllabaires japonais, les Kana , à peine plus faciles à retenir, d’autant qu’il y en a deux ! A, l’intérieur vous serez assis sur une chaise, devant une table et, pour vous épargner le maniement des baguettes, on vous apportera cuillère, fourchette et couteau.

Dans les restaurants japonais traditionnels, par contre, surtout dans un conservatoire des traditions comme Kyoto, vous risquez d’être assis à même les tatamis (si vous être capable de vous asseoir en tailleur), devant une table basse, et vous verrez arriver un grand plateau rond surchargé de bols et de soucoupes dont le contenu n’est pas très facile à identifier : ici, ce sont des nouilles ou des algues ? Et là, du poisson cru ou de la viande ? Ceci est chaud ou froid ? Qu’est-ce qui est sucré et salé ? Par quoi faut-il commencer ? Dans quel ordre faut-il manger tout cela ? C’est « up to you », me dit T… Hum!…Je préférerais plus de précisions.

Ce qui me manque le plus dans les restaurants japonais, même « européens », c’est le pain. La bonne vieille corbeille de pain qu’en France on vous apporte avant même les hors d’œuvre. Mais le pain ne fait pas partie de la « culture » japonaise. Parfois, mais pas toujours, il est remplacé par un petit bol de riz blanc. Il m’est arrivé de demander si je pouvais avoir du pain. La réponse est souvent négative, mais parfois j’ai vu arriver des toasts, comme ceux qui sont servis au breakfast dans les coffee-shops à l’américaine : légèrement grillés et beurrés et découpés en diagonale.

C’est considéré comme un plat à part et compté en supplément.

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Dans une gare entre Tokyo et le mont Fuji où je devais quitter la ligne J.R. (« Japan Railways ») et prendre une ligne secondaire, comme je cherchais ma correspondance, j’ai été pris en charge par une jeune fille nommée Yuko, qui parlait d’autant mieux l’anglais qu’elle était, me dit-elle, fiancée à un Américain. Elle travaillait à Tokyo et allait comme moi, ce jour-là, à Fuji-Yoshida où habitaient ses parents.

Comme il n’y avait aucune chambre libre nulle part dans les hôtels de la petite ville, qui est au centre d’une région très touristique, Yuko m’a proposé de loger chez ses parents en attendant qu’une chambre se libère le lendemain soir. Elle m’a prévenu que je serais étonné car la maison était, paraît-il, une vieille demeure japonaise traditionnelle. C’était vrai : chalet de bois, planchers couverts de tatamis (il fallait donc se déplacer en chaussettes), pièces vides occupées seulement par quelques coffres et tables basses, portes coulissantes avec du papier translucide pour remplacer le verre, vases anciens, vieilles estampes, portraits des ancêtres en kimonos d’autrefois, ravissant jardinet rempli de rocaille, avec, en son centre, un jet d’eau dans un petit bassin : le Japon de Pierre Loti, mais avec, en plus (je m’en suis vite rendu compte), tout le confort ultra-moderne.

Yuko, me dit-elle, était catholique. A Tokyo, elle allait à la messe le dimanche, mais pas à Fuji-Yoshida où il n’y avait pas d’église ni d’officiant. Ses parents, eux, étaient comme tous les Japonais, à la fois shintoïstes et bouddhistes. Ces deux religions, aujourd’hui, font bon ménage, comme en Chine le bouddhisme et le Tao. Au Japon, il y avait eu parfois des frictions dans le passé et, pendant la période fasciste, le shinto redevint religion d’Etat exclusive. De nos jours, on me dit que le shinto, c’est pour les « babies » et le bouddhisme pour les adultes.

Ils disent encore qu’"on naît et qu’on se marie shinto, mais qu’on meurt bouddhiste".

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Je me promenais tranquillement dans le Parc historique de Nara, près de Kyoto, où sont conservés tous les chefs d’œuvre de cette ancienne capitale impériale, la première du Japon, lorsque soudain j’ai ressenti une impression bizarre : je ne sentais plus la courroie de ma petite sacoche autour de mon poignet. Mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai l’habitude de tout mettre dans cette sacoche : passeport, carte de crédit, traveller’s checks, rail pass, billets d’avion…. Si je la perds, je perds tout, ainsi je suis obligé d’y prendre garde, d’y penser en permanence. Et voilà que je n’y avais pas pris garde, que je l’avais perdue : je n’avais pu que l’oublier aux toilettes où j’étais passé en sortant du « Kofuku-ji »… Le cœur battant, je cours à ces toilettes, un petit édicule dissimulé derrière des massifs de verdure : rien. Je l’avais posée sur le rebord de la petite fenêtre : elle n’y est plus. On me l’a volée. Je n’ai plus un sou. Je ne peux plus prendre l’avion pour la France, ni le train pour Tokyo. Je ne peux même plus prouver mon identité.

Dehors j’avise un type qui, par chance, comprend l’anglais. Y a-t-il un poste de police dans le parc ? Le type pose la question à un vieux gardien qui nous envoie à une sorte de boutique au bas d’un escalier conduisant hors du parc, dont l’occupant nous envoie à un poste de police tout proche : il est fermé. Sur la porte, il y a un numéro à appeler. Retour à la boutique : le type appelle. Il faut aller à un autre poste de police, mais c’est loin. Le type me dessine le parcours à suivre. J’arrive au but, non sans mal. Il y a là plusieurs flics dont pas un ne sait un mot d’anglais. Je n’en raconte pas moins mon histoire : le chef de poste ne comprend que le mot passeport. J’ai perdu mon passeport : c’est grave. Il téléphone et je comprends qu’il se passe quelque chose. D’un geste, il me le confirme. Il raccroche, appelle un jeune flic et me dit de le suivre. Je le suis sans pouvoir échanger un mot, naturellement.

Nous arrivons au « Kofuku-ji » où l’on nous envoie au guichet du Trésor du temple. Le jeune flic parle au guichetier qui allonge le bras, saisit quelque chose qu’il me tend : ma sacoche ! Ouf ! Je vérifie : il n’y manque rien. J’avais laissé un billet de 10.000 yens dans mon passeport : il y est. Ces Orientaux sont d’une honnêteté incroyable.

Je ne peux m’empêcher de me demander ce qui se serait passé si, au lieu du Parc de Nara, j’avais perdu ma sacoche dans le Parc de Versailles ou de Fontainebleau.

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Les temples shinto sont les plus mystérieux du Japon. Ici, pas de statues, comme celle du Bienheureux ou des multiples Boddhisatvas , saints du bouddhisme tardif, intermédiaires du salut, dont le plus connu au Japon, en dehors d’Amida, est la déesse Kannon, la Kwan-Yin des Chinois, avatar divinisé (et curieusement féminisé) d’un boddhisatva indien.

Rien de semblable dans les temples shinto, bien que cette religion naturaliste connaisse, en principe du moins, une multitude de divinités. L’autel y est parfois remplacé par une représentation abstraite qui serait, m’a dit quelqu’un, un symbol. Aux abords du temple, parfois dans sa cour intérieure, on peut en général voir un arbre aux branches duquel sont attachés des quantités de petits papiers blancs. Ce sont ceux que les visiteurs (faut-il les appeler des « fidèles » ?) ont tirés au hasard dans une boîte, moyennant une petite offrande au temple, et qui leur ont annoncé leur avenir. A Hong-Kong, la divination se faisait au monastère bouddhique de Po-Lin. Au Japon, c’est une spécialité des temples shinto.

L’étranger ne peut éviter de se poser une question : les religions japonaises sont-elles aujourd’hui, autre chose qu’un folklore ?

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Sur la route du retour, l’avion des Malaysian Airlines fait escale à Kuala Lumpur, capitale de la Malaisie, où je dois changer d’avion. J’ai tout le temps de visiter les duty free shops de l’aéroport et d’en parcourir les couloirs. P ar une grande baie vitrée, on aperçoit au loin une immense mosquée, sans doute moderne, avec un dôme dans le style de celles du Moyen-Orient et des minarets semblables à ceux d’Istambul. Dans les couloirs, on croise des femmes vêtues de robes longues de couleur, parfois élégantes, avec, sur la tête, des fichus assortis. Cela signifie sans doute qu’en ville, et spécialement dans les quartiers populaires, toutes les femmes doivent être voilées des pieds à la tête.

Mais je n’a vais encore rien vu : entre Kuala-Lumpur et Paris, l’avion a fait escale à Dubaï, dans les richissimes émirats. Aéroport rutilant, ultramoderne, luxueux, avec des galeries commerciales d’une richesse insolente, et, penchés sur les vitrines et les présentoirs, des grappes de fantômes enveloppés dans de grands linceuls noirs, auprès desquels les robes longues de Kuala-Lumpur auraient paru presque dévergondées.

Je pensais à mes Asiatiques, aux garçons et filles de Hong-Kong, se promenant, le soir, la main dans la main, sur les trottoirs illuminés, souvent enlacés, parfois se bécotant ouvertement ; aux filles de Taïwan en minijupes, perchées sur les porte-bagages des scooters, entourant de leurs deux bras la poitrine de leur copain, aux petites Japonaises dansant dans les rues de Shinjuku, ruisselantes de néons, au son d’un orchestre sud-américain venu faire la promotion de ses disques…

Jamais je n’ai autant ressenti combien l’Islam représente une exception (et un anachronisme) dans le monde contemporain.

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Au guichet du R.E.R. de Roissy, un Américain est en train d’essayer de s’expliquer avec l’employé de service. Il ne sait que quelques mots de français qu’il parle avec un épouvantable accent sudiste et le guichetier, qui, manifestement, ne comprend pas un mot de ce qu’il lui demande, l’envoie promener avec une désinvolture, un sans-gêne et même une insolence qui provoquent chez moi un mélange de honte et d’indignation. Je repense à mes Asiatiques que j’ai vus si souvent traverser la rue pour venir spontanément me demander si je n’avais besoin de rien, ne fût-ce que d’un renseignement, aux employés des chemins de fer japonais, qui, tout aussi spontanément, m’indiquaient (en anglais) le numéro de mon quai et l’heure du départ… Et ici !…

Je sers d’interprête pour l’Américain et j’en profite pour dire ce que je pense au guichetier :

- Vous n’êtes tout de même pas en pleine brousse. Vous êtes dans un aéroport international, le premier aéroport français… Ce Monsieur ne vous parle pas le zoulou, il vous parle la langue internationale. Ecoutez les haut-parleurs : toutes les annonces, ici, sont faites en anglais.

- Si vous voulez que je lui réponde en anglais, me dit-il, faites-moi obtenir une formation.

Je voudrais bien savoir si les poinçonneurs de tickets de la gare de Tokyo, en ont obtenu, eux, une formation…

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Il y a quatre ans, quand j’étais rentré d’Afrique, j’avais noté, en revenant par le train de Luxembourg à Paris : « La France est verte, clean, bien peignée. La campagne est bien cultivée. Pas de place perdue. Les trains européens sont magnifiquement propres et rapides. Qu’on est loin du Sahel ! » .

Aujourd’hui, j’éprouve un sentiment exactement inverse. Que la France est vieillotte, quand on revient du Japon ! Il faut monter les marches, les portes ne s’ouvrent pas toutes seules ! Comparée aux rutilantes gares japonaises à multiples étages superposés, souterrains ou aériens, la gare d’Austerlitz est dérisoire. Après le « Shinkansen » japonais, nos Corail sont de vieux tacots. Et les wagons ne sont même pas climatisés ! Et que Paris est petit ! Au bout de dix minutes, on roule en rase campagne. A Tokyo, au bout d’une heure, on n’était toujours pas sorti de l’agglomération.

Là-bas, c’était déjà demain. Ici, c’est encore hier.

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Quand je suis arrivé à l’aéroport de Rio, j’ai voulu retirer de l’argent brésilien par carte de crédit et l’on m’a dit de monter à la Banque du Brésil où ils m’ont seulement demandé quelques minutes pour vérifier que mon compte était bien approvisionné. Pendant qu’ils le faisaient, j’ai fait changer un billet de 50 FF. pour acheter des timbres et l’on m’a donné 530.000 cruzeiros ! Il m’en a coûté 220.000 pour acheter 4 timbres ! J’ai voulu retirer par carte l’équivalent de 1.000 F.F. et je suis reparti avec plus de dix millions de cruzeiros ! L’employé n’avait pas l’air de trouver cela si anormal. Il m’ a dit que l’inflation était de 30% par mois. C’est comme ça, voilà tout… J’ai eu envie de lui demander comment ils font quand ils veulent faire un emprunt pour acheter une maison mais je n’ai pas osé.

Naturellement, cette avalanche de papier n’a aucun sens. A l’hôtel Guanabara, que recommande le Routard , et qui se trouve presque au croisement des avenues Vargas et Rio branco, donc au centre du centre, la chambre était annoncée à 1.900.000 cruzeiros. Je m’apprêtais à fuir, quand je me suis aperçu que ça faisait moins de 190 FF. Et c’est une chambre comme je n’en avais jamais eue dans toute ma longue vie de routard : presque une suite, ultra-confortable. Avec, inclus dans le prix de la chambre, un breakfast pantagruélique qui vous nourrit pour toute la journée !

Du reste, les Brésiliens, suppriment spontanément trois zéros. Quand un restaurant affiche un plat à 135, cela veut dire 135.000 cruzeiros, soit 13,5 FF.

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Rio est magnifique, certes, mais surtout de loin. Et de haut. Du sommet de Pain de Sucre et surtout du haut du Corcovado, le panorama, selon la formule consacrée, « donnerait aux saints du ciel la nostalgie de la terre. » C’est vrai aussi, bien sûr, de Copacabana, surtout si l’on grimpe (je l’ai fait frauduleusement) au dernier étage d’un palace comme le « Méridien » et que, de là-haut, on découvre la célèbre baie et l’alignement des gratte-ciel qui lui font face.

Seulement, il ne faudrait pas redescendre. Si Copacabana et les stations qui se succèdent le long de l’Atlantique, sont propres, c’est loin d’être vrai partout. Même le Centro est souvent sordide. Dans une ruelle, j’ai vu une vieille femme laver son écuelle dans un caniveau, comme en Inde. D’ailleurs, par ci par là, ça sent l’Inde : le pipi et le caca. On voit des ouvriers balayer les caniveaux et les trottoirs avec un matériel préhistorique. Des clochards campent sous les arcades de l’avenue Vargas et j’en ai vu une bonne douzaine allongés par terre autour de la cathédrale (couverte de tags). L’insécurité est permanente : je me suis fait voler mon porte-monnaie par un gamin pick-pocket dans le quartier sordide qui entoure la gare des chemins de fer, d’où ne partent d’ailleurs plus de trains de voyageurs. Et un flic qui passait par là m’a presque dit que c’était de ma faute. On n’a pas idée de garder un porte-monnaie dans sa poche : il faut, m’a-t-il dit, le fourrer dans son slip ! La nuit, la crasse se voit moins, mais c’est uniquement parce que la ville est mal éclairée : on est bien loin de la féérie lumineuse des villes asiatiques.

On voit beaucoup, sur les murs, des affiches « révolutionnaires » : dans le style des affiches communistes françaises d’il y a vingt ans.

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« Les Tropiques sont moins exotiques que démodés », écrivait Levi-Strauss à propos du centre de Rio. Il devait penser au Théâtre, monument très « Belle époque », qui, alors, ne devait pas encore être cerné par les gratte-ciel. Quant aux quartiers résidentiels de la périphérie, ils lui faisaient « songer à Nice ou à Biarritz sous Napoléon III ». C’est une impression que j’ai éprouvée à Petropolis, charmante petite ville « rétro », bâtie dans les collines de l’arrière-pays de Rio et dont le dernier Empereur du Brésil avait fait sa résidence estivale. Une impression qu’on pourrait éprouver sans doute aussi à Manaos si l’on n’était pas accablé par l’écrasante chaleur, lourde et humide, de l’Amazonie : on pourrait être sensible au charme désuet non seulement de l’extravagant Opéra, mais des palais 1900, sans parler de kiosques à musique dans le style de notre Charleville du temps de Rimbaud.

Mais Brasilia ! Là, au moins, les Tropiques ne sont pas démodés. A-t-on assez dit et répété que ce n’est pas une ville mais une « maquette grandeur nature » ! C’est d’ailleurs en partie vrai, encore qu’on commence à voir apparaître, ici et là, des sortes de quartiers avec des rues commerçantes .. Mais cette « maquette », posée sur un plateau désertique où il n’y avait aucun patrimoine à protéger, Niemeyer l’a parsemée de réalisations architecturales qui constituent un véritable festival d’art moderne que, personnellement, j’admire sans réserve.

J’ai aimé Ouro-Preto, Congonhas, Salvador… Mais de l’art baroque, même du baroque colonial, on peut en voir ailleurs. Brasilia, elle, à ma connaissance, est unique au monde.

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Dans un avion des lignes intérieures de la compagnie brésilienne Varig, quelqu’un devant moi lit un journal et un titre m’apprend la mort du Roi des Belges Baudoin : le portugais est difficile à comprendre, surtout quand les Brésiliens parlent vite, mais il se lit facilement. Devant moi, le type a tourné la page et le nouveau titre annonce la suite de l’article sur la mort du Roi Baudoin. Dans un coin de la page, je vois un petit encadré avec une carte géographique, une grosse flèche pointée sur un petit territoire entre le nord de la France et les Pays-Bas (reconnaissables au Zuyderzee), et ce titre qui me fait sourire : « Où se trouve la Belgique ? »

Eh oui ! Si en Europe, un journal annonçait la mort du Président du Paraguay, une petite carte avec le titre « Où se trouve le Paraguay ? » ne serait peut-être pas superflue.

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Dès mon arrivée à Rio, j’avais noté que la couleur de peau des Brésiliens va du plus blanc au plus noir, en passant par toutes les nuances intermédiaires. Et j’en avais conclu que le racisme est inconnu dans ce pays. J’avais même vu dans les rues de Rio des couples mixtes, y compris des couples âgés, chose impensable par exemple aux Etats-Unis.

Depuis, pourtant, j’ai souvent eu l’occasion de constater que, de même qu’en Inde, ceux qui appartiennent aux basses castes sont en général les plus noirs de peau, de même au Brésil ce sont les plus colorés que l’on voit accomplir les tâches les plus rudes, par exemple sur les chantiers de travaux publics, tandis qu’on voit surtout des blancs dans les bureaux.

A Salvador de Bahia, l’ancienne capitale du sucre, la ville des esclaves, où, aujourd’hui encore, la majorité de la population est noire, on croise souvent dans les rues de la ville haute (la ville historique aux fabuleuses églises) de belles jeunes filles à la peau d’ébène, toutes de blanc vêtues, avec de longues robes et de grands chapeaux à larges bords que devaient porter jadis les belles dames européennes du temps de la traite. Je désigne ces filles à M.C. qui fait la moue et les regarde d’un air méprisant qui semble signifier : « Peuh ! Des négresses ! »

Finalement, il semble bien régner, malgré tout, un certain racisme larvé au Brésil.

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A Salvador, le candomblé , ce culte afro-brésilien, cousin du vaudou des Caraïbes, longtemps clandestin, n’est pas encore vraiment officiel, mais il est admis comme une composante de la « culture » locale. Il fait même l’objet d’un commerce : dans tous les bureaux de tourisme de la ville, on peut s’inscrire pour un candomblé qui figure aussi au programme de « tours » proposés par tous les hôtels, y compris les plus modestes.

Un minibus est donc arrivé à la nuit tombante pour le pick-up classique : en plus de moi, il y avait trois jeunes français qui logeaient dans le même hôtel (un « solar » d’époque coloniale du vieux quartier du Pelourinho). Notre accompagnateur était un noir. On est arrivé dans un lointain quartier populaire et le minibus a stationné dans une petite rue en pente devant un local assez petit que rien ne désignait comme un temple. Il y avait un autel au fond. Ca s’est rempli, peu à peu : des Noirs, mais aussi des touristes, appareil-photo ou camescope en bandoulière (On n’avait pas dû les prévenir que toute prise de vue était interdite). Les « spectateurs » s’installent de chaque côté et l’on reste debout. Ceux qui sont au dernier rang montent sur des chaises ou des bancs pour mieux voir. La chaleur est vite devenue insupportable.

L’ « office » est, pour l’essentiel, composé de sortes de danses, au son d’une musique à base de tambourins que j’ai vite trouvée assourdissante. Plusieurs des femmes, plus très jeunes, qui participaient au spectacle ont été prises de tremblements et les autres ont dû les soutenir. L’une d’elles était allongée par terre et paraissait agitée de soubresauts. Dans La Force des Choses , Simone de Beauvoir, décrivant un candomblé , écrit : « La mère des saints seule a le droit de simuler ces transes pour contribuer à la descente des Orixa. Tous les observateurs s’accordent à affirmer que les autres ne trichent pas. »

Hum !.. J’en suis moins sûr. Je n’ai pas pu interroger notre accompagnateur : il avait disparu. En tout cas, je ne suis pas resté jusqu’au bout : la chaleur et le bruit étaient insupportables, et je suis allé attendre le départ dans la rue. Quand nous sommes revenus, la place du Pelourinho et les rues adjacentes, illuminées, étaient noires de monde, les terrasses de cafés bondées, et un orchestre jouait à chaque carrefour. L’ambiance (survoltée) m’a paru plus authentique que le candomblé, probablement frelaté, auquel nous avions assisté.

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Dans les pays de la Cordillière des Andes, la répartition des riches et des pauvres se fait comme autrefois, en Europe, dans les théâtres à l’italienne : les pauvres au poulailler, les riches au-dessous, dans les loges. Les pauvres, ici, ce sont les Indiens. A La Paz (Bolivie), ils s’entassent dans les quartiers misérables d’ El Alto à 4.000m. d’altitude, et dans les cabanes qui s’accrochent aux flancs de la cuvette creusée dans l’ « altiplano » andin et qui font des quartiers hauts de la capitale, les quartiers indiens, une sorte d’immense favela. Dans les ruelles de ces quartiers, s’étale sur les trottoirs le bric à brac classique des pays du Tiers-Monde, ainsi que les tas de victuailles, de fruits et de légumes auprès desquels attendent de vieilles indiennes basanées, coiffées de leurs invraisemblables chapeaux melon.

Les quartiers européens sont 1.000 m. plus bas qu’El Alto : là, on respire déjà mieux, l’oxygène est moins rare et le climat est meilleur toute l’année. C’est là, de part et d’autre de la longue « avenue Maréchal de Santa Cruz », artère principale de la ville, que sont les monuments historiques, les églises baroques, les palais, les musées, les bâtiments officiels, les résidences bourgeoises, les bureaux, autant de lieux où l’on ne voit évidemment pas une tête indienne.

La révolution bolivarienne, comme celle des Etats-Unis d’Amérique du Nord, a été une insurrection des colons européens contre leur métropole respective. Pour les Indiens de la Cordillière comme pour les Noirs du Deep South américain, rien n’a changé : leurs maîtres lointains ont été remplacés par des maîtres plus proches, c’est tout.

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La Paz est en fête : on célèbre l’intronisation officielle du nouveau Président, Gonzalo Sanchez de Lozada, dit « Goni ». Sur tous les murs, on voit encore d’énormes tags appelant à voter Goni et aujourd’hui toute la ville est pavoisée aux trois couleurs nationales ; partout les postes de télévision retransmettent les cérémonies et les discours-fleuve des héros du jour, Goni et son vice-Président, un Indien. Une innovation. C’est sans doute pour cela que Rigoberta Menchu, Prix Nobel de la Paix, connue pour son combat en faveur des Indiens dans toute l’Amérique latine, a fait le déplacement. Mais elle n’est pas la seule : tous les Chefs d’Etat sud-américains sont là, depuis le Péruvien d’origine japonaise Fujimori jusqu’à Fidel Castro en personne.

Les jours derniers d’ailleurs, les manifestations se succédaient sans discontinuer : chaque fois qu’était annoncée l’arrivée d’un nouveau Président, la foule se rassemblait à l’arrivée de la route qui descend de l’aéroport. Evidemment ce n’étaient pas les mêmes qui venaient applaudir le Japonais de Lima, champion du néo-libéralisme et allié inconditionnel des Etats-Unis, et qui acclamaient le lider maximo de La Havane lequel s’efforce de survivre à l’effondrement de ses protecteurs soviétiques.

Curieux, tout de même, qu’au moment où l’on intronise leur nouveau Président, ce soit pour des Chefs d’Etat étrangers que les Boliviens manifestent.

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A Rio, je m’étais fait voler mon porte-monnaie par un gamin. Plus grave est ce qui a failli m’arriver l’autre jour à Lima. Ca s’est passé le matin, en plein jour, dans la belle Calle Union qui aboutit à la Place d’Armes : le quartier chic par excellence. Impossible d’être plus au centre. Je me promenais tranquillement, mon appareil photo en bandoulière à mon épaule gauche.

Soudain je sens (plutôt que je ne vois) quelqu’un qui me dépasse sur ma droite et qui me crache dessus : je découvre avec indignation un énorme crachat sur la manche droite de mon pull. Mon premier réflexe, avant même de regarder qui a fait cela (le coupable s’est d’ailleurs envolé), c’est de tirer mon mouchoir de ma poche et de nettoyer ma manche . C’est alors que, de l’autre côté, je sens que l’on tire sur la bretelle de mon appareil-photo. Je me retourne alors brusquement en criant : « Au voleur ! » (en français). Un petit attroupement s’est formé. Je vois une femme qui hausse les épaules avec une expression du visage qui signifie : « Eh oui, mon pauvre, c’est comme ça, ici ! » Naturellement mon voleur, comme son complice cracheur, se sont évanouis. A deux pas de là, sur la place d’Armes, on aperçoit les véhicules blindés qui montent la garde devant le palais présidentiel.

Quand je pense qu’en France, il y en a qui se font un fond de commerce de l’insécurité !

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Au moment où je quittais le Brésil, le gouvernement s’était décidé à supprimer deux zéros à tous les chiffres des cruzeiros. Un nouveau cruzeiro en valait désormais cent anciens. Exactement l’opération qu’avait faite chez nous le petit père Pinay trente ans plus tôt. Pourquoi supprimer seulement deux zéros alors que, spontanément, les Brésiliens en supprimaient trois ? Mystère.

Toujours est-il que les Péruviens ont fait plus fort, tout récemment : ils ont, eux, supprimé six zéros ! Un sol équivaut maintenant à un million d’ intis , l’unité monétaire précédente. Les deux mots ont le même sens. « Inti » désigne le soleil en quéchua, la langue des anciens Incas, toujours parlée dans la Cordillière, et le soleil se dit « sol » en espagnol. On trouve encore en circulation quelques anciens billets de 5.000.000 d’intis : les nouveaux sont des billets de 5 soles.

Dans quelques années, quand il faudra à nouveau supprimer 4 ou 5 zéros, comment appellera-t-on la nouvelle monnaie ?

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Dans les villes de la Cordillière, les statues que l’on voyait sur les places des villes étaient celles des anciens Empereurs Incas : Manco-Capac ou Pachacutec. A Lima, la statue (équestre) qui trône en plein centre-ville est celle de Pizzare, l’aventurier devenu conquistador , brute perfide et sanguinaire qui détruisit l’Empire avec une poignée de soudards aussi sauvages que lui. Ce Pizzare avait fondé Lima sur la côte pour être la capitale des Vice-Rois espagnols d’Amérique. Une ville purement européenne, bien sûr, ce qu’elle était encore trois siècles plus tard, à l’époque du Carrosse du St Sacrement de notre Mérimée : les Liméniens n’avaient que mépris pour les Indiens et les métis de l’intérieur des terres.

Mais voilà que les Indiens et les métis sont descendus de leurs montagnes et ont investi la capitale européenne. On dit que la moitié de ses cinq millions d’habitants vivent aujourd’hui dans les bidonvilles de la périphérie. J’ai voulu voir un de ces bidonvilles avant de quitter Lima et j’ai demandé au taxi qui m’emmenait à l’aéroport de faire un détour par Comas. Ce bidonville se présente comme les favelas de Rio : des taudis étagés au flanc de collines pelées. Entre Comas et l’aéroport, de nouveaux « quartiers » sauvages s’étirent le long de la route, tous sordides : il n’y a pas si longtemps, c’étaient encore des fiefs du Sentier lumineux , l’organisation révolutionnaire péruvienne, aujourd’hui décapitée (si l’on en croit la propagande du pouvoir en place).

- Pourquoi venez-vous ici ? m’a dit le taxi. Allez plutôt à Miraflores ou à Barranco.

Je connais, bien sûr, ces beaux quartiers résidentiels qui dominent la côte du Pacifique, de l’autre côté de l’agglomération. Mais Lima, c’est aussi Comas. C’est peut-être même surtout Comas, non ?

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Octobre. Sur la côte de la Mer du Nord, du côté de Berck et du Touquet, les plages et les boulevards de front de mer sont complètement, désespérément déserts : pas un chat. Il est vrai qu’il fait un temps de chien, froid et pluvieux. Mais, ferait-il beau, ce serait sans doute peu différent. Les immeubles de cinq ou six étages s’alignent, à perte de vue, face à la mer ou le long des avenues vides : volets clos, rideaux tirés. Au rez-de-chaussée, sous les arcades, pas une boutique n’est ouverte ; tous les rideaux de fer sont baissés, cadenassés.

La France est, paraît-il, championne du monde pour les résidences secondaires. En additionnant toutes les communes côtières, on arriverait sans doute à un total impressionnant : des milliers d’immeubles, des centaines de milliers de villas, des millions d’appartements, achetés, construits, restaurés, aménagés, équipés, décorés, meublés à prix d’or, sont ouverts deux mois par an, grand maximum.

Des villes entières, à la mer, mais aussi à la montagne, sont des villes mortes onze mois sur douze.

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A Stratford-on-Avon, Shakespeare est partout, bien sûr : voici la petite maison où il est né, voici le collège où il a étudié (« un peu de latin et encore moins de grec »), voici l’église où il est enterré… Sa statue est là, entourée de quatre personnages, de Falstaff à Hamlet, incarnant la diversité de son œuvre, mais il y a aussi des musées de cire et des dioramas. Même les hôtels de la petite ville (d’ailleurs pittoresque) et la gare routière nous parlent de lui. J’ai vu une banque où l’auteur du Marchand de Venise était portraituré en mosaïque à fond d’or, comme le Christ dans une icône byzantine !

Il faut avouer que, quand, dans sa maison natale transformée en musée, on voit dans les vitrines des traductions du Roi Lear en chinois et de Macbeth en bengali, on se dit que rares, très rares, sont les auteurs qui ont atteint une telle universalité.

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Le Rosses district, dans l’extrême ouest de l’Irlande, connaît un petit boom immobilier. Car c’est un gaëltacht , un de ces cantons où est encore parlé le gaélique. Des habitants de Dublin ou de Cork y achètent des résidences secondaires pour venir essayer d’y apprendre des bribes de la langue officielle du pays. Une langue officielle que personne ne connaît, même si elle figure (avant l’anglais) sur tous les panneaux, y compris routiers. L’obsession « celtisante » des Irlandais tourne d’ailleurs parfois à l’absurde : est-il vraiment nécessaire d’écrire Dun Laoghaire sur les pancartes pour donner un look gaélique à Dun Lerry ? Etait-il indispensable d’inventer un Bayle Atha Cliath , dont personne n’avait jamais entendu parler, pour désigner Dublin (dont le nom, d’ailleurs, si j’en juge par la comparaison avec le breton, est parfaitement celtique) ?

Seuls certains vieillards des îles d’Aran et de quelques régions perdues de l’ouest, savent encore le gaélique. Bien que le Pays de Galles ne soit pas indépendant, la langue galloise (comme notre breton) reste plus vivante que l’irlandais, langue officielle et plus ou moins théoriquement obligatoire, depuis 1920. Comme quoi l’indépendance ne suffit pas pour éviter un naufrage culturel . .Les militants corses, du moins ceux (sans doute la minorité) qui sont effectivement motivés par la survie de leur culture, devraient s’en souvenir.

L’Irlande est si anglicisée, jusque dans les moindres détails de la vie quotidienne, que l’on en vient à se demander pourquoi elle a voulu rompre avec sa voisine. Mais l’on se trompe probablement. Ce ne sont pas les Irlandais qui ont voulu rompre ; ce sont les Anglais qui les ont poussés à la rupture . Depuis Cromwell et la Reine Elisabeth, ils les ont colonisés, exploités, dépouillés, massacrés : les multiples ruines d’églises et d’abbayes en témoignent encore aujourd’hui. Drogheda a été, au XVI° s., un Oradour-sur-Glane à la dimension d’une ville. En plein XIX° s., alors que la Grande-Bretagne était la maîtresse du monde, des famines ravageaient l’Irlande d’où l’on s’exilait massivement en Amérique.

Tout cela parce que les Irlandais, à la différence des Gallois ou des Ecossais, étaient restés papistes. On a trop tendance à oublier cette dimension religieuse de l’histoire de l’Angleterre.

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Quand nous avons fait escale à Djeddah, nous avons longuement déambulé dans l’aéroport, qui est aussi celui de La Mecque, en attendant notre correspondance pour le Kenya. Cet aéroport était rempli de musulmans en robes blanches qui venaient d’accomplir le pèlerinage rituel. Parmi ces nouveaux « hadjis », il y avait un groupe de Malais qui rentraient chez eux.

Nous avons eu la surprise de retrouver ces Malais, quelques jours plus tard, dans un lodge du parc kényan de Masaï-Mara. Sans doute avaient-ils décidé de profiter de ce pèlerinage à la Mecque, le plus grand et le plus beau voyage qu’ils feraient dans toute leur vie, pour faire quelques escales touristiques et par exemple (pourquoi pas ?) un safari-photo dans une des plus grandes réserves animalières d’Afrique. La Malaisie est un pays musulman, mais c’est aussi un de ces « dragons asiatiques » qui battent des records de croissance et bénéficient de niveaux de vie élevés dont profitent leurs habitants.

Ce lodge kényan est fait de bungalows éparpillés dans un vaste parc étagé en terrasses d’où l’on découvre de vastes panoramas sur la savane. En contrebas se trouve une piscine dont peuvent profiter les clients, ce dont nos Malais ne se privent pas. Ils ont quitté leurs robes blanches, se sont mis en maillots de bain et s’ébattent joyeusement dans l’eau

A l’exception, bien sûr, de leurs femmes qui, voilées des pieds à la tête, se tiennent debout au bord de la piscine. Elles regardent en souriant leurs hommes s’adonner à un plaisir qui leur est, à elles, évidemment, interdit. Elles reviennent du pèlerinage : ce n’est pas le moment de tomber le voile, tout de même !

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A la Réunion, en début de mois, des queues se forment dans tous les bureaux de poste et s’étirent jusque dans la rue : ce sont les gens qui viennent toucher leurs allocations et spécialement le R.M.I. Car dans les D.O.M., (contrairement aux T.O.M.), tout fonctionne comme en métropole : même monnaie, mêmes impôts (sauf la loi Pons, bien sûr), et mêmes…allocations. Ca aide à faire passer le chômage, très élevé dans l’île. D’ailleurs, au Tampon, quand je descends en ville pour faire les courses, je vois des gens, pas forcément très âgés, qui passent leur temps à jouer aux boules. Dans les « confettis d’Empire» qui nous restent, l’ancien colonialisme d’exploitation a été remplacé par un colonialisme d’assistance.

Le contraste entre La Réunion et sa voisine, l’île Maurice, est frappant : Maurice, qui était anglaise depuis 1814 et qui est indépendante depuis 1967, c’est plus ou moins le Tiers monde. Elle est d’ailleurs peuplée aux deux tiers d’Indiens. Les Anglais ont toujours considéré leurs colonies comme des colonies, non comme des morceaux d’Angleterre (à l’exception des dominions , comme il se doit). Quand Maurice est devenue indépendante, elle a dû se débrouiller seule, ce qu’elle a fait : de champ de canne à sucre qu’elle était, elle est devenue une sorte de petit « dragon » industriel où les investisseurs européens se bousculent. Tant et si bien que le niveau de vie (et des salaires) s’est élevé et que les investisseurs commencent à déménager à… Madagascar.

A une demi-heure d’avion l’une de l’autre, Maurice et La Réunion donnent l’impression d’appartenir à deux hémisphères différents.

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Le Far-West a bien changé. S’agissant de Las Vegas, c’est normal : Las Vegas a vocation à changer en permanence, à être en continuelle mutation. Le strip ne serait pas le strip si de nouvelles attractions n’y apparaissaient sans cesse, comme cette « Ile au trésor », que nous n’avions pas vue la dernière fois, tout droit sortie, bien sûr, du roman de Stevenson, et où l’on assiste en permanence, depuis le trottoir, à un spectacle gratuit dont le clou est la bataille contre les pirates, ou encore cette toute nouvelle Tour, qui ressemble à une tour de télévision (ce qu’elle est d’ailleurs peut-être), et au sommet de laquelle les amateurs de sensations fortes peuvent se payer l’illusion de tomber dans le vide… De nouveaux casinos, plus beaux, plus vastes, plus ruisselants de lumière, remplacent les anciens, comme cet Excalibur où, en plus, comme sur le strip, on peut assister à des spectacles, toujours gratuits, tant à l’intérieur, dans une sorte d’immense salle circulaire souterraine, qu’à l’extérieur, avec « effets spéciaux » garantis. Mais le plus fabuleux spectacle de Las Vegas, reste sans doute le strip lui-même, surtout la nuit.

Là où l’on apprécie moins les changements, c’est dans les P arcs nationaux, de plus en plus livrés au business. Le Grand Canyon du Colorado est en train de tourner au Parc d’attractions. Et que dire de Monument Valley ! Le lieu est toujours administré par les Indiens, mais cette fois ils ont compris qu’ils avaient là un capital à faire fructifier : la terrasse qui surplombe le site est devenue un gigantesque champ de foire aux souvenirs, bibelots et gadgets… Et l’on n’échappe pas aux « tours » guidés en 4x4 sur des pistes qui serpentent entre les pitons avec arrêt-photo devant les points de vue classiques : les Deux mains, la Fenêtre, etc..etc..

Chose curieuse : les Indiens qui conduisent les 4x4, et qui vous chantent volontiers des chansons dans leur dialecte, ne portent pas de coiffures à plumes, mais des chapeaux de cow-boys.

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Gaston Flosse, Président du T.O.M. de Polynésie française, parle à la télévision locale. En français d’abord. Il reprendra son speech en polynésien tout à l’heure. Le bruit court que ce qu’il dit en polynésien n’est jamais exactement identique à ce qu’il a dit en français, mais les gens sont méchants, c’est bien connu, surtout les gens qui, en Polynésie, n’aiment pas Flosse et ils sont nombreux : cet ancien instituteur est aujourd’hui à la tête d’un patrimoine considérable et de plus, il profite largement des somptueuses résidences officielles que, sous son règne, le Territoire a fait bâtir dans les plus beaux sites des archipels. Après la fin des essais nucléaires, la France a promis de continuer, pendant dix ans, à verser à la Polynésie ce que lui rapportait Mururoa. Mais après ? Les Polynésiens devront-ils se serrer le pagne (ce que font d’ailleurs déjà beaucoup d’entre eux) ? Flosse ne semble pas s’en inquiéter.

Dans la « lucarne », il est en train de raconter ses rencontres avec ses homologues des Etats indépendants d’Océanie, les Fidji, par exemple, ou les Salomon, et naïvement il avoue : « Ils me disent tous : « Ah, toi, tu as de la chance : si tu n’arrives pas à boucler ton budget, tu n’as qu’à t’adresser au Président Chirac et ton problème est réglé »… »

« Merci, M. Chirac ! » : une servilité que nous connaissons bien. Exactement le cri du cœur des chiraquiens de Haute-Corrèze quand ils ont obtenu un « plaçou ».

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A Tubuaï, chef-lieu des îles Australes, à 700 km. à vol d’oiseau au sud de Tahiti, le grand événement, c’est, deux fois par mois, le passage du Tuhaa-Pae , le bateau qui fait le service des îles. Sur cette terre minuscule dont on fait le tour en deux heures de vélo, tout le monde est tributaire des arrivages du Tuhaa-Pae : le moindre boulon est importé de métropole, la viande arrive de Nouvelle-Zélande, la plus grande partie du poisson et des fruits et légumes, le lait, le vin, la bière, l’eau minérale, pratiquement tout arrive par bateau. Le spectacle est d’ailleurs pittoresque car, comme il n’y a pas de livreur à Tubuaï (pas plus d’ailleurs que de facteur ou d’éboueurs), tout le monde doit aller, à l’arrivée du bateau, récupérer le paquet qu’il attend.

Autre moyen de transport indispensable : l’avion. A Rapa, la plus excentrée des Australes, où il n’y a pas d’aéroport, si vous faites la plus banale des appendicites, votre mort est assurée, car, par bateau, on ne pourra jamais vous amener à temps au seul hôpital capable de vous opérer : celui de Tahiti. Un port (et donc une ligne maritime régulière), un aéroport (et donc une ligne aérienne), un système de télécommunications par satellite : tel est le prix (exorbitant) à payer aujourd’hui pour que la vie soit possible sur une île polynésienne. Ajoutons-y un collège (avec internat) : tous les élèves des Australes convergent vers celui de Tubuaï. Pour continuer jusqu’au Bacc, ils devront aller au Lycée à… Tahiti.

Et la Polynésie française (dont la population n’excède pas celle de Limoges), c’est une poussière d’archipels éparpillés sur une superficie d’océan vaste comme l’Europe.

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Il y a neuf ans, quand nous étions repassés en Grèce, nous avions hurlé au génocide culturel : dans les îles, les « tavernes » d’autrefois étaient devenues des Mac Do. Les jolies chansons grecques, accompagnées au bouzouki , que diffusait la radio quand nous étions jeunes, étaient remplacées par du rock, et la télévision passait du matin au soir des séries américaines sous-titrées. Aujourd’hui à Bali, l’île indonésienne la plus originale puisqu’elle est la seule à avoir résisté victorieusement à l’islamisation qui a submergé le pays à partir du XV° s., on n’est pas loin d’éprouver un sentiment semblable.

Certes l’Hindouisme n’y est pas encore devenu un simple folklore, comme donnent si souvent l’impression de l’être déjà les religions japonaises ou chinoises. Une anecdote significative : sur la carte de visite d’un taxi balinais, outre ses nom, prénom et coordonnées diverses, nous avons eu la surprise de voir mentionnée sa caste ! Mais ceci est surtout vrai dans l’intérieur de l’île car, sur la côte, le tourisme de masse est à l’œuvre. Dans les innombrables boutiques de souvenirs ou ateliers d’artisans de Kuta beach, les dieux du panthéon hindou ne sont plus que des sujets de bimbeloterie ou de panneaux décoratifs. La plage de Kuta, c’est Palavas-les-flots le 15 août : seule une vieille Balinaise qui passe entre les baigneuses allongées sur le sable avec, sur la tête, une pyramide de fruits exotiques, nous rappelle que nous ne sommes pas sur la Méditerranée. Dans les rues de la « station », il y a plus de photographes américains, européens et australiens, que de Balinais à photographier. Pourquoi les photographier d’ailleurs ? Qu’est-ce qui les distingue aujourd’hui des Européens ?

Il n’est pourtant pas si loin, le temps où Henri Michaux, découvrant l’île des Dieux, constatait que toutes les Balinaises continuaient à se promener les seins nus.

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A Ubud, petite ville folklorique au centre de Bali, nous avons fait la connaissance d’un couple d’Américains avec lequel nous avons d’autant plus facilement sympathisé qu’ils étaient de San Diego, une ville que nous avions visitée au début de notre périple. Nous avons fait avec eux un « tour » guidé dans l’île et le midi, à table, nous parlions de l’Indonésie, bien sûr, mais aussi des Etats-Unis et spécialement de la Californie. La dame était professeur d’espagnol à San Diego, et, comme je leur disais la surprise que nous avions éprouvée en voyant partout, dans les lieux publics, y compris à Los Angeles, des panneaux bilingues, elle nous dit d’un ton amer :

- Que voulez-vous ! Autrefois j’apprenais l’anglais aux Mexicains. Aujourd’hui, je dois apprendre l’espagnol aux Américains. Nous allons bientôt être minoritaires chez nous.

La peur de l’ « invasion » par les étrangers : ça nous dit quelque chose, à nous, Français…

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A Java, l’île indonésienne aux 120 volcans, rien n’est plus différent que les deux principaux d’entre eux, le Bromo et le Kawaï-Ijen. Le Bromo, le plus connu, est livré au tourisme de masse. Ce sont des milliers de personnes, surtout des Indonésiens d’ailleurs, qui, dès quatre heures du matin, bien avant le lever du jour, entreprennent la traversée à pied de l’immense mer de cendres que l’on appelle, comme partout, la « caldeira », puis la grimpette au flanc du volcan lui-même, pour pouvoir assister au lever du soleil depuis le rebord du cratère. S’il n’y avait pas la cohue, le spectacle serait sûrement grandiose. Malheureusement, il y a la cohue…

Au Kawaï-Ijen, par contre, qui est très difficile d’accès, pas un chat. Le rêve…Depuis notre voyage, plusieurs émissions de télé ont fait connaître en France la vie des forçats du soufre, mais ce jour-là, pour nous, c’était une découverte. Le jeune guide, très sympathique, que nous avions trouvé à Banyuwangi, la petite ville d’où se fait l’excursion, nous avait bien recommandé avant le départ, d’acheter des cigarettes pour les donner aux porteurs. Et nous avons compris quand, sur le sentier qui grimpe aux flancs du monstre, à travers la forêt, nous avons vu descendre ces malheureux portant sur leur épaule un balancier aux deux bouts duquel sont attachés deux paniers remplis d’énormes morceaux de soufre. Ils sont payés au poids transporté. On peut assister à la pesée du soufre à mi-parcours : certains transportent jusqu’à 70 kilos. A raison de 25.000 roupies par kilo (soit 60 FF.), ça leur fera une bonne journée, par comparaison avec le salaire indonésien moyen, mais ils ne l’auront pas volée !

Quand on émerge de la mer des nuages et qu’on arrive au sommet, le spectacle est dantesque : au fond du cratère, brille un lac vert fumant, fait d’acide sulfurique ; les bords du gouffre sont jaunes de soufre : il jaillit des entrailles de la terre et se solidifie au contact de l’air libre. Au fond, on aperçoit les fourmis humaines qui taillent les morceaux de soufre, chargent leurs paniers et entreprennent la remontée jusqu’au bord du cratère, avant de redescendre par le sentier que nous avons emprunté nous-mêmes pour arriver là.

Pourquoi ne remplace-t-on pas les hommes par des mulets ? C’est ce que nous avons demandé à notre jeune guide. Réponse : le parcours est impraticable par des bêtes, qui se casseraient les pattes dans les rochers du cratère et sur les pentes du sentier. Si des bêtes ne peuvent le faire, il ne reste donc qu’à y mettre des hommes !

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Quand on passe d’Hanoï à Saïgon, le contraste saute aux yeux, même si les deux villes conservent en partie, l’une et l’autre, leur décor colonial hérité des Français. A Hanoï, l’oncle Ho reste très présent. Son mausolée, manifestement imité de celui de Lénine à Moscou, est d’ailleurs toujours l’objet d’un culte. A Saïgon, par contre, on semble avoir déjà tourné la page du communisme. C’est à Saïgon (officiellement Ho-Chi-Minh city) que le nouveau slogan, (« Doï Moï » : « changer pour faire du neuf »), prend tout son sens. Un slogan qui désigne tout simplement, sans le dire, comme en Chine, la restauration du capitalisme. Evidemment, on voit encore ça et là des affiches célébrant le Nième congrès du P.C., toujours parti unique, mais on voit surtout de la pub. De l’autre côté de la « Rivière de Saïgon », les panneaux géants s’alignent, face à la ville, vantant les produits européens, japonais et américains. L’affairisme triomphe partout et le dollar est roi : la monnaie de singe locale, rongée par l’inflation, ne valant rien, tout est facturé en dollars et c’est le plus souvent en dollars que l’on paie.

L’ancien palais du gouvernement sud-vietnamien fantoche, du temps des Américains, rebaptisé « Palais de la réunification » est toujours là, au milieu d’un petit parc : on montre la grille qu’un char nord-vietnamien enfonça, un jour de 1976, mettant officiellement fin à la « guerre du Vietnam » (la seconde). Je repensais à cette image symbolique, tandis que nous remontions une grande avenue de Saïgon et que nous regardions, médusés, une autre image symbolique : au sommet d’un immeuble, une immense pub en forme de bouteille de Coca-cola !

Et quand on se trouve devant l’enseigne de la « Banque française pour le commerce extérieur », on ne peut s’empêcher de se dire : Encore heureux qu’ils aient gagné deux guerres anti-impérialistes !

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A Siem-Reap, la ville d’où l’on fait l’excursion d’Angkor (ou plutôt les excursions, car le site, immense, ne peut se visiter (et encore partiellement) qu’en plusieurs jours, nous avons trouvé un excellent guide qui parle très correctement le français sans être jamais venu en France. Il a évidemment connu le régime des Khmers rouges et a fait partie des millions de Cambodgiens qui ont été « rééduqués » par le travail, après avoir été déportés à la campagne. Sur ce sujet, il sait beaucoup de choses, mais, est-ce un vieux réflexe de peur ou de prudence ?, il faut le presser pour qu’il en parle et il ne le fait qu’avec réticence et précautions… Il ne nous en a pas moins montré plusieurs temples, parmi les dizaines éparpillés dans la forêt sur plusieurs centaines de kilomètres, qui avaient été transformés en prisons par les hommes de Pol Pot. C’était le cas du grand temple, très ruiné, de Banté Kdeï. On imagine ce que devait être la vie des malheureux qui y furent enfermés. Le temple est redevenu aujourd’hui un lieu de culte bouddhiste, où les moines ont remplacé les détenus et leurs geôliers.

Le site d’Angkor est la principale source de devises du Cambodge. Un gigantesque complexe touristique, le plus grand du monde, dit-on, est d’ailleurs en projet à proximité : il y aura là des hôtels de toutes catégories, des aires de jeu, des centres nautiques, des attractions de toutes sortes… Bref : Disneyland, le château de la Belle au bois dormant étant remplacé par le sommet de la tour d’Angkor Vat… Angkor, c’est la poule aux œufs d’or du pays et, naturellement, le site a été déminé en priorité. C’est d’ailleurs la seule partie du Cambodge où l’on puisse se promener sans risquer de sauter sur une mine : tout le reste du pays en est truffé. A Pnom-Penh, où les habitants, autrefois chassés par Pol Pot, sont revenus, on croise d’innombrables mutilés à qui il manque une jambe, parfois les deux (Ils se déplacent alors sur des planches à roulettes).

Que, pendant plus d’un demi-siècle, les Japonais, les Français, les Américains, les Vietnamiens pro-soviétiques, les Khmers rouges pro-maoïstes… se soient acharnés sur un petit pays qui n’a pour seule ressource que le site d’Angkor, c’est quelque chose qui restera sans doute incompréhensible pour les historiens des siècles futurs.

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Quand nous sommes arrivés à l’aéroport de Singapour, le bureau de tourisme où nous demandions de nous réserver une chambre à un prix abordable, nous a envoyés dans un hôtel que le chauffeur de taxi qui nous emmenait en ville, nous a vivement déconseillé :

- Il est plein d’Indiens », nous a-t-il dit, sur le ton d’un taxi parisien parlant d’un bouis-bouis de Barbès-Rochechouart fréquenté par des « bicots ».

Les Indiens : la lie de la population de Singapour aux yeux de l’ethnie majoritaire, les Chinois, à laquelle appartenait notre taxi. Quand a été créée en 1963 la Fédération de Malaisie, Singapour en faisait partie, mais elle s’en est retirée presque aussitôt pour constituer la ville-état qu’elle est aujourd’hui, peuplée de 75% de Chinois contre seulement 15% de Malais, avec un P.I.B. par habitant supérieur à celui de la France. Quant aux Indiens, ils ne sont que 5%, regroupés dans un quartier d’ailleurs pittoresque, Little India , plein de temples peinturlurés couverts de statues de Shiva, Ganesh et Parvati. Mais ces Indiens sont les « immigrés » de Singapour, la minorité exploitée et méprisée.

Il suffit de se promener dans Orchard road, l’artère principale de la ville, pour comprendre qu’on est dans une réplique de Hong-Kong, beaucoup plus que de Kuala-Lumpur : les têtes de presque tous les passants sont chinoises, les enseignes sont chinoises et les immeubles, gardés par des dragons chinois, sont coiffés de toits recourbés. Comme les cabines téléphoniques et les vespasiennes !

La différence avec Hong-Kong, c’est que Singapour ne sera pas « rétrocédée » à la Chine l’an prochain.

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Ce matin, quand nous avons atterri à Roissy, venant de Bangkok, j’ai noté sur mon journal de bord : « Lundi 23 septembre (108) ». Et, vérification faite, je n’ai commis aucune erreur en numérotant les jours de ce périple de trois mois et demi autour du monde : celui-ci est bien le 108° et dernier. Pourtant, si, par acquit de conscience, je compte les jours sur mon petit calendrier de poche, entre le vendredi 7 juin, où nous avons quitté Roissy, et aujourd’hui lundi 23 septembre où nous y revenons, j’arrive bel et bien à un total de 109 jours.

L’explication, je la connais, bien sûr : nous avons décollé de Papeete le lundi soir 29 juillet (ou plutôt le mardi 30, puisqu’il était 1 H. 25 du matin.) Nous allions à Sydney, en Australie, après une escale technique en Nouvelle-Zélande, exactement à Auckland. Quand nous avons atterri à Auckland, après un vol de six heures, il était 5 H. 45 (heure néo-zélandaise, 7 H.45 heure polynésienne), mais (le haut-parleur nous l’a confirmé), c’était le mercredi 31. Entre Papeete et Auckland, nous avions franchi la ligne de changement de date, qui passe au milieu du Pacifique, à 180° Est (ou Ouest) de Greenwich. Sur mon journal de bord, je suis donc passé, ce jour-là, du lundi 29 juillet (53° jour du voyage) au mercredi 31 (54°). Le mardi 30 n’a pas existé.

C’est, à l’envers, l’histoire de Phileas Fogg. A son retour à Londres, le héros de Jules Verne était persuadé d’avoir perdu son pari. Son journal de bord, à lui aussi, était formel : le jour de son retour était le 81° de son périple. Erreur : ce n’était que le 80° et il avait bel et bien gagné ses 20.000 livres. C’est que lui allait vers l’Est : Brindisi, canal de Suez, Inde, Extrème-Orient, Etats-Unis. Ses jours ne duraient que 23 heures. Quand il a passé la ligne, au milieu du Pacifique, il aurait dû compter deux fois le même jour. Nous, au contraire, nous avons fait notre tour vers l’ouest : Etats-Unis, Polynésie, Australie, Indonésie, Sud-est asiatique… Nos journées ont duré 25 heures et nous devons maintenant ajouter un jour, celui que nous avons eu l’illusion d’avoir perdu entre Papeete et Auckland.

J’ai beau comprendre tout cela, je n’en continue pas moins à me poser une question : combien de jours au juste avons-nous passés en voyage ? 108 ou 109 ?

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J’ai du mal à reconnaître New-York, première étape d’un nouveau périple autour du monde, mais que, cette fois, je fais seul. Je me suis baladé dans Central Park : on y voit de paisibles promeneurs, des jeunes qui font du roller, des femmes assises sur des bancs, en train de lire un livre, tandis que leurs enfants s’amusent sur les pelouses… Il y a vingt ans, Central Park était un coupe-gorge, fréquenté seulement par les dealers et leurs clients. Le soir, à la nuit tombée, Times square brillait de tous ses néons. Des jeunes jouaient de la musique sur un trottoir grouillant de passants heureux. Les rues des alentours, pleines de théâtres et de music-halls, n’étaient pas moins animées. Le retour à la sécurité rend cette ville méconnaissable.

Du coup, j’ai pris le métro, méconnaissable lui aussi, tant il est devenu propre (où sont les tags d’autrefois ?), et je suis allé voir Harlem. Mais là, changement de décor : Harlem reste un ghetto noir où il ne semble pas régner plus d’insécurité qu’ailleurs mais où l’on ne se sent plus tout à fait à New-York. Les avenues sont des prolongements de celles de Manhattan-Downtown, mais elles s’appellent Malcolm X, Martin Luther King ou Mohammed Ali. Les immeubles sont moins hauts et surtout plus dégradés qu’à Downtown. Tandis que je traversais tout le quartier entre la 5° et la 8° avenue, en suivant une « rue » qui devait, si je me souviens bien, porter le numéro 150, j’ai soudain avisé, sur un immeuble, une immense pub qui représentait une femme blanche, et comme, sur le trottoir d’en face, il y avait des femmes noires assises sur un banc, j’ai eu l’idée de filmer ce contraste que j’ai trouvé amusant. Mal m’en a pris : j’ai été vigoureusement pris à partie par une des Noires qui m’a probablement pris pour un flic. Quand je lui ai dit que j’étais Français, j’ai eu la surprise de l’entendre continuer en français : c’était une Sénégalaise !

- Ce n’est pas toi, m’a-t-elle dit, qui filmais la manif, l’autre jour ?

- Quelle manif ? Je te dis que je suis Français, je ne suis donc pas un flic. De plus, je suis arrivé à New-York hier dans la soirée : je ne pouvais pas être à ta manif…

Ca l’a calmée. Mais les autres, qui étaient sans doute Américaines et n’avaient rien compris à notre conversation, ont continué à m’engueuler. La Sénégalaise leur a expliqué le film et j’en ai profité pour filer, mais en me disant que, malgré les apparences, il vaut mieux être discret à Harlem.

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Quand, venant de Toronto, on arrive à Niagara Falls City, on ne peut s’empêcher de penser à notre Chateaubriand qui a visité le site des chutes il y a deux siècles. Car, contrairement au Mississipi (le Meshassébé ) qu’il a si bien décrit sans l’avoir jamais vu, il semble qu’il soit réellement venu au Niagara. Et même si les détails de son récit sont certainement fantaisistes (a-t-il vraiment failli tomber dans la cataracte ?), il est probable que les environs étaient alors tels qu’il les décrit : sauvages, couverts de forêt, et parcourus seulement par des « guerriers » Indiens et leurs familles.

Aujourd’hui, la ville canadienne de Niagara Falls, c’est Las Vegas : des casinos, des attractions de toutes sortes et surtout de multiples hôtels, de grand et de petit luxe. On dit que les chutes sont la destination préférée des jeunes mariés en voyage de noces, qui convergent ici de toute l’Amérique du Nord ! Le site lui-même a été aménagé en une sorte d’immense terrasse ombragée qui surplombe l’ensemble du paysage : en face, les chutes dites « américaines » avec, à l’arrière-plan, les gratte-ciel de Buffalo, et là-bas au loin, à droite, les chutes canadiennes, en fer à cheval ( Horse-shoe ), les plus célèbres, jusqu’au pied desquels remontent les bateaux qui, en contrebas, font l’excursion, d’ailleurs spectaculaire, sur la rivière. On peut aller tranquillement à pied jusqu’aux Horse-shoe falls . La terrasse grouille de touristes qui peuvent s’accouder à la rambarde et s’asseoir sur des bancs pour contempler le spectacle.

Chateaubriand ne pourrait décidément plus écrire qu’il a failli tomber dans les chutes.

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Contrairement à ce que je croyais, Montréal est une ville aussi francophone que Québec. Tout le monde y sait l’anglais, naturellement, mais c’est le français qui est la langue courante. Les Canadiens parlent l’anglais avec l’accent américain et le français avec un formidable accint de la Saône et Louère qui, d’après ce que je crois savoir, est en fait une survivance de la prononciation aristocratique d’avant la Révolution. L’attachement des Canadiens français à la langue de leurs ancêtres, est certes sympathique. Ils font mentir tous les jours la malencontreuse déclaration d’un gouverneur britannique (du XIX° s , je crois), selon lequel ils n’avaient « pas de passé, pas de mémoire, donc pas d’avenir ». C’est pour contredire cette affirmation qu’ils ont adopté la devise Je me souviens qu’on peut lire partout, y compris sur les plaques d’immatriculation des voitures.

De là à revendiquer l’indépendance politique, il y a de la marge. Outre que l’indépendance du Québec ferait probablement éclater le Canada, est-elle vraiment nécessaire ? Radios et télés diffusent en français, l’enseignement est donné en français, y compris à l’Université, la presse paraît en français… Au « Vive le Quebec libre ! » de De Gaulle, le Premier ministre canadien de l’époque n’avait pas eu de mal à répliquer que tout homme qui met le pied sur le sol canadien est libre.

Si j’étais Canadien français, je ne suis pas sûr que je voterais OUI aux referendums sur l’indépendance.

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Les îles Hawaï, c’est la Polynésie américaine. Honolulu, la capitale, c’est Cannes à l’une de ses extrémités, et Toulon à l’autre : à l’Est, Waïkiki beach est une station balnéaire de grand standing ; à l’Ouest, Pearl Harbour, tristement célèbre depuis l’attaque japonaise de décembre 1941, reste une des bases navales américaines majeures. On n’y voit pourtant pas l’impressionnante armada à laquelle je m’attendais (seuls deux ou trois navires étaient à quai), mais on y visite le mémorial de 1941, un petit monument circulaire où sont inscrits les noms de tous les morts, bateau par bateau. Le premier touché fut le cuirassé Arizona dont tout l’équipage fut tué.

Curieusement, ce sont essentiellement des Japonais que j’ai vus au mémorial, les uns en famille, mais la plupart en voyages bien organisés, écoutant sagement le speech de leur guide. Les Japonais sont si pacifiques aujourd’hui qu’on a du mal à s’expliquer l’espèce de folie militariste et belliciste qui s’est emparée d’eux il y a soixante ans. Et leur sauvagerie (en Chine, par exemple). La folie qui, au même moment, s’est emparée des Allemands est d’ailleurs au moins aussi incompréhensible. Mais impossible, dans le cas des Japonais, d’invoquer les explications qu’on donne toujours du nazisme, par exemple l’humiliation excessive infligée au peuple allemand par le Traité de Versailles.

Parmi les énigmes de l’histoire, on oublie souvent de citer les énigmes de la psychologie, individuelle ou collective.

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Qui l’aurait prédit ? La crise a fini par atteindre le Japon ! Evidemment on ne parle pas encore de chômage, du moins de chômage de masse, mais il commence à y avoir des laissés pour compte, et surtout ils commencent à se voir. Des clochards japonais ! Incroyable ! On en voit dans les salles d’attente des gares, y compris dans la rutilante gare de Shinjuku, à deux pas des avenues ruisselantes de richesses et (le soir) de lumières, à deux pas aussi du beau « Jardin national », où l’on peut toujours, à condition d’être discret, assister à la « cérémonie du thé ». Des clochards, j’en ai même filmés de loin, au zoom, dans le parc de Ueno, alors qu’ils se réveillaient, couverts de rosée, après avoir passé la nuit sur les bancs, et que certains d’entre eux allaient chercher de l’eau pour la toilette à une fontaine publique.

C’est en Thaïlande que la « crise asiatique », comme on dit, a commencé l’an dernier. La fameuse « bulle spéculative » a fini par éclater. Une bulle qui, en Thaïlande, si j’ai bien compris, était essentiellement immobilière. La Bourse, la monnaie, l’économie, tout s’est effondré. Et ça a fait tache d’huile, en Malaisie d’abord, puis chez les « dragons », Corée comprise. On dit qu’au Japon les contrecoups sont dus aux « créances douteuses » que les banques détenaient dans les pays en crise. Naturellement, l’économie japonaise, la deuxième du monde, n’est pas menacée.

Mais enfin, des clochards à Tokyo, je n’aurais jamais pensé voir cela.

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Sur la placeTien-An-Men, pas très loin de la porte du même nom, il y a un « Parc Sun-Yat-Sen ». Et, au fond du parc, une statue en pied du premier Président de la République « bourgeoise » de Chine, prédécesseur et maître à penser de Tchang-Kaï-Chek, ce Tchang qui a liquidé les Communistes à Shanghaï dans les années 30 ! Sun-Yat-Sen statufié ici ! J’écarquille les yeux mais non : je ne rêve pas. J’ai d’ailleurs bien cru voir aussi le portrait de Sun sur la place.

Depuis l’arrivée de Deng Xiaoping, le P.C. chinois, comme le Parti frère vietnamien, a commencé, progressivement mais résolument, à libéraliser l’économie, autrement dit à restaurer le capitalisme. Et ça marche : l’économie chinoise a rattrapé, dépassé et semé celle de Taïwan qui la narguait d’une façon que les dirigeants de Pékin trouvaient, paraît-il, insupportable. Mais ils se sont bien gardés de mettre fin à leur hégémonie politique. C’est le Parti communiste qui restaure le capitalisme ! Et les nouveaux capitalistes chinois sont membres du Parti communiste ! Absurde ? Pas si sûr. Car jusqu’ici, cela a permis à la Chine d’éviter l’anarchie qui règne actuellement dans la Russie post-gorbatchévienne.

En sortant du Parc Sun-Yat-Sen, je regarde sur la place l’interminable serpent de la foule qui fait la queue pour défiler devant la momie de Mao. Absurde ? Pas si sûr, non plus. Car la libéralisation de l’économie ne concerne guère, pour le moment, que les grandes villes et surtout celles de l’Est. Partout ailleurs, et spécialement dans les campagnes, c’est bien Mao qui, aux yeux du Chinois de base, continue à rendre légitimes les actuels maîtres d’un pays officiellement toujours communiste.

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Je descends prendre le breakfast au rez-de-chaussée de cet hôtel de Pékin : un voyage organisé est arrivé, sans doute dans la nuit, ou tard hier soir. Un Club du Troisième âge, à l’évidence. Des Français. Je m’assieds à une table où une place est restée libre. Il y a trois personnes à cette table, dont deux petites vieilles.

Quand ils apprennent que je voyage seul à travers le monde, ils se regardent avec un air qui signifie : «Décidément, tous les malades ne sont pas à l’hôpital… ». Un ange passe. Au cours de la conversation, je m’aperçois que ces braves gens ignorent quelle est la monnaie chinoise. Ils ignorent évidemment encore plus ce qu’elle vaut, donc le coût de la vie en Chine. Et je leur apprends ainsi un tas de choses qu’ils ignoraient sur ce pays qu’ils visitent et ne connaissent pas. Quand je leur dis que je vais rentrer en Europe par le Transsibérien, je comprends, au regard qu’ils me lancent, que ma déraison leur semble plus grave encore qu’ils ne le croyaient :

- Eh bien nous, aujourd’hui…, me dit une des deux femmes, nous partons pour… »

Et elle se penche vers sa voisine :

- … où est-ce qu’on va, déjà, aujourd’hui ?

- A Siam, dit l’autre.

- Ah oui, c’est ça, A Siam…

J’ai compris qu’elle confond Xian, l’ancienne capitale impériale chinoise, et l’ex-Siam, aujourd’hui la Thaïlande… Il est vrai que les deux mots se ressemblent, n’est-ce pas ?

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Dans le bus qui nous emmenait à la Grande Muraille, j’ai rencontré deux jeunes Chinois de Hong-Kong en vacances, très différents l’un de l’autre, avec lesquels j’ai sympathisé. Le soir, au retour, l’excursion comportait un arrêt aux Tombeaux des Ming. Et là, j’ai proposé à mes deux amis de fausser, un petit moment, compagnie à notre groupe et d’aller en taxi visiter la célèbre « Voie des Esprits » (dont ils ignoraient l’existence), qui était jadis la Voie d’accès aux Tombeaux. Nous l’avons donc parcourue en sens inverse en suivant un voyage organisé que j’observais à distance : les touristes du groupe étaient accompagnés d’un vidéaste portant caméra sur l’épaule. Cela ne m’a pas tellement surpris car j’avais déjà vu (avec stupeur, je dois le dire) au Temple du Ciel et au Palais impérial, des voyages organisés, américains et japonais, accompagnés de vidéastes professionnels filmant leur groupe et les sites qu’ils visitaient.

Arrivés à l’extrémité (ou plutôt au début) de la « Voie des esprits », nous nous sommes évidemment arrêtés au « Pavillon de la stèle ». Pendant que nous regardions cette stèle supportée par la Tortue, symbole d’immortalité, et que nous bavardions (en anglais), mes deux Chinois et moi, le vidéaste nous filmait. Soudain il s’approche, nous fait observer que les autres sont déjà partis, que nous sommes les derniers, et que nous devrions peut-être nous presser.

- Mais nous ne faisons pas partie du groupe, lui dis-je. Nous sommes des « individuels ».

Stupeur du vidéaste qui nous quitte précipitamment et rejoint son groupe dont il avait cru que nous étions membres.

Jusqu’ici les touristes « organisés » avaient au moins à faire eux-mêmes leurs propres photos et films. C’est à peu près la seule initiative qui leur restait. Mais on n’arrête pas le progrès : désormais on photographie et on filme à leur place ! De retour chez eux, ils reçoivent la cassette ou le D.V.D. Bientôt ils n’auront peut-être même plus besoin de quitter leurs pantoufles : ils pourront faire depuis leur salon un voyage virtuel en simulateur et en trois dimensions.

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C’est par la porte Nord que je suis arrivé au Palais d’Eté, après une épuisante odyssée en bus à travers les banlieues de Pékin. J’ai donc dû gravir à pied la colline jusqu’à la tour-pagode du sommet d’où l’on domine le lac (il était enveloppé de brume) et tout l’étagement des pavillons qui descendent vers les berges. Le Guide bleu n’a pas tort de parler de « chinoiserie » à propos de ce palais Evidemment, c’est du faux vieux. Le Palais d’été, c’est du Viollet-le-Duc chinois, mais c’était déjà du faux vieux quand il fut reconstruit, à la fin du XIX° s. par la terrible Tseu-Hi, l’impératrice douairière, « Ci-xi » comme on écrit en pinyin . Bien avant elle, il avait été fait à l’imitation du Palais impérial, la « Cité interdite », qui, sous sa forme actuelle, date des Ming, lesquels étaient, eux aussi, des imitateurs. Les Chinois n’ont fait que se copier eux-mêmes pendant au moins 2000 ans.

Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls. On en dirait autant par exemple de la civilisation musulmane. Au XVIII°s., à Ispahan, Shah Abbas II, quand il fit la « Madrasseh de la Mère du Roi », imita son prédécesseur, Shah Abbas le Grand, qui avait vécu à l’époque de notre Henri IV. Et la « Mosquée du Roi » de Shah Abbas le Grand imite la « Mosquée du Vendredi » qui date de plusieurs siècles auparavant. C’est un peu comme si, sous Louis XV, les Français avaient inlassablement recommencé l’art roman. C’est d’ailleurs un peu ce qui s’est produit au XIX°s., quand, sous Napoléon III, on s’est mis à faire du faux gothique ou du faux Renaissance.

Cependant, malgré ce contre-exemple, on peut dire que la civilisation occidentale est la seule dans le monde qui se soit continuellement renouvelée ; la seule en particulier à avoir connu ce que nous appelons une « Renaissance ».

Les autres ont eu un Moyen-âge au moins aussi brillant que le nôtre, mais elles n’en sont jamais sorties.

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L’hospitalité à Taïwan m’avait laissé un souvenir inoubliable : j’avais vu à Taipeh des gens traverser la rue pour venir me demander si je n’avais besoin de rien, ne serait-ce que d’un renseignement. En Chine continentale, c’est très exactement l’inverse : l’étranger (et en Chine, votre tête suffit à annoncer que vous n’êtes pas Chinois), y est regardé comme une bête curieuse. De plus, tout étranger semble être considéré comme un Américain. « Hello ! » : c’est ainsi, en tout cas, qu’il est interpellé partout dès qu’il sort dans la rue.

C’est particulièrement vrai quand on quitte la capitale et qu’on débarque dans une ville de province comme Datong. Car Datong a beau être peuplée de plusieurs centaines de milliers d’habitants, pour la Chine c’est une petite ville. Et elle a beau compter quelques unes des plus importantes merveilles touristiques du pays, c’est le Tiers-Monde : dès qu’on quitte les deux avenues qui se croisent à angle droit au centre de la ville, on se retrouve dans des ruelles sordides, criblées de nids de poule et parcourues par des charrettes à bras chargées de gros morceaux de ce charbon produit par les mines de la région. Il y a bel et bien deux Chines : celle des « Zônes économiques spéciales » (très spéciales) de la côte, où triomphe le libéralisme sauvage, et qui sont aussi modernes que Hong-kong, et les provinces de l’intérieur, qui sont restées dans l’état où l’on voit aujourd’hui Datong. Dans ces ruelles, je suis constamment interpellé par des « Hello ! » sonores, parfois depuis le trottoir d’en face.

Dans le bureau de la succursale d’une agence de tourisme, une agence étatique évidemment, où je me suis présenté pour organiser une excursion que je veux faire dans les environs de Datong, et où le directeur (fait rarissime) parlait l’anglais, j’ai demandé et obtenu qu’on m’écrive en chinois sur un papier le nom de l’endroit de la ville où je devais me rendre en sortant de là. Ce papier en main, j’étais en train d’attendre à l’arrêt des bus, sur la place centrale, à l’intersection des deux grandes avenues. Très vite, me voilà entouré par cinq ou six jeunes, qui s’approchent, me dévisagent, m’interpellent (« Hello ! »), échangent leurs impressions en rigolant, se penchent pour lire ce qui est écrit sur mon papier. L’un d’eux essaie même de me le saisir…

Le bus arrive : il porte le numéro que j’attends. J’y monte et m’assois. A côté de moi, un jeune qui ressemble à ceux qui voulaient lire mon papier, se tourne vers moi, dit quelques mots (pour lui-même, me semble-t-il), regarde mon bras (je suis en chemisette à manches courtes car il fait chaud en cette saison à Datong) et soudain, saisit entre ses doigts les poils de mon avant-bras en balbutiant une réflexion qui doit probablement marquer sa surprise. Effectivement je remarque que lui a les bras lisses : c’est le cas de la plupart des Chinois, je n’y avais jamais prêté attention.

Décidément, c’est vrai : je suis une bête curieuse : j’ai du poil aux bras.

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A la sortie de la « ville » (sordide) de Hong-Yuan, dans la province du Shanxi, on visite l’extraordinaire temple de Xuangongseu, étonnant jeu de construction en bois, littéralement suspendu, accroché, au flanc d’une falaise verticale, au-dessus d’une vallée poussièreuse, et auquel on accède par un escalier, en bois également. Comme toujours en Chine, ce temple est dédié aux divinités les plus diverses : bouddhistes, taoïstes, confucianistes… Un syncrétisme qui ne semble poser aucun problème aux Chinois actuels, pas plus, d’ailleurs, qu’à ceux d’autrefois.

En bas, dans la vallée, pour arriver au pied de l’escalier, on doit passer entre les déballages des habituels vendeurs du temple : marchands de souvenirs et d’objets de piété, en particulier des statuettes de toute taille, représentant le Bouddha, bien sûr, mais aussi Confucius et un personnage qui doit être Lao-Tseu, le maître du Taoïsme. Et puis, au milieu de ces lointains prophètes,… Mao Zedong, coiffé de la casquette Mao, comme il se doit !

Là-haut, dans le Temple, le grand Timonier n’est pas encore l’objet d’un culte. On se demande pourquoi. Il y a tant de statues de divinités devant lesquelles on brûle des bâtonnets d’encens : une de plus ou une de moins…

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Sur la place centrale d’Oulan-Bator, le mausolée du Lénine local, Soukh-Bator, est toujours là, précédé de sa statue équestre (en Gengis-Khan). Et pourtant la Mongolie, comme la Russie, n’est plus communiste depuis plusieurs années : le mausolée est bien entendu un pastiche de celui du grand frère moscovite dont la statue est d’ailleurs toujours debout, elle aussi, pas très loin de là.

Pendant les trois quarts de siècle de colonisation soviétique, qui a durablement marqué le pays (toutes les enseignes, par exemple, sont en cyrillique), le lamaïsme tibétain, religion quasi officielle du pays, a été méthodiquement persécutée : elle est aujourd’hui à nouveau à l’honneur et le monastère de Gandan, à la sortie de la ville, grouille de moines et même de moinillons (parfois des mioches de sept ou huit ans). Les moines paraissent passablement hébétés. J’en ai vu un grand nombre, rassemblés dans un des pavillons du monastère, assis en tailleur, un livre sur les genoux, psalmodiant des sortes de litanies, sur le ton d’élèves du cours préparatoire récitant les tables de multiplication… Dans le grand temple, au centre de l’enceinte, on voit une immense statue, non du Bouddha ni d’un Boddhisatva, mais d’un « dieu » dont je n’ai pas retenu le nom, devant lequel brûlaient des centaines de cierges.

Les pélerins sont aussi nombreux que les moines. Je les regardais : les uns défilent devant les moulins à prière qu’ils font tourner à toute volée, les autres s’allongent sur des sortes de longs panneaux de bois devant des petits monuments blancs qui doivent être des stupas, se relèvent, se rallongent, bras en avant ; d’autres tournent indéfiniment autour d’autres stupas, en tenant toujours la main droite collée à l’édifice, sans parler de ceux qui tournent autour d’un grand poteau d’où pendent de longs rubans multicolores et qu’ils touchent toujours, lui aussi, de la main droite… En voyant cela, on se dit : « Que pourrait bien penser le Bouddha historique s’il voyait les rituels primitifs que l’on pratique ici en son nom ? »

Il y a sans doute une grande distance entre ce qu’a fait et dit le Jésus de l’Histoire et ce que lui a fait dire et faire par la suite l’Eglise qu’il est censé avoir fondée. Mais dans le cas du Bouddhisme (du moins du Bouddhisme mongol), la distance devient un véritable abîme.

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A l’agence J… d’Oulan-Bator, quand le « manager » m’a proposé un tour en taxi dans un « Parc national » des environs pour 85 $, j’ai dit que c’était trop cher : il est alors descendu à 75. J’ai proposé 70 et il a accepté. Ce marchandage dans une agence presque officielle (elle reste, paraît-il, propriété de l’Etat à 60%), m’a paru très suspecte. Ma méfiance s’est accrue quand il m’a dit qu’il viendrait se faire payer à mon hôtel (où il arriverait avec le taxi), et que je ne pourrais pas payer par carte. Bien qu’il m’ait donné un reçu, j’ai été persuadé que cet argent irait directement dans sa poche.

J’ai été enchanté par le parcours à travers la steppe qui m’a permis de voir de près les cavaliers mongols, leurs troupeaux, leurs yourtes, etc… Mais le soi-disant « Parc National », pour lequel j’avais payé 70 $, n’en était pas un et ne présentait aucun intérêt, au point que je me suis senti « arnaqué ». Le taxi m’a dit qu’il avait reçu 10 dollars du manager. De retour en ville, je lui ai donc demandé de m’arrêter à l’agence où je voulais protester et récupérer une partie du moins de ma mise. Mais c’était le samedi après-midi et il n’y avait là qu’un planton de permanence : il m’a mis en communication téléphonique avec une personne que j’ai engueulée, croyant que c’était mon manager. Ce devait être en fait le patron (disons : le directeur) qui a paru intéressé par cet appel et m’a dit qu’il souhaitait me rencontrer, y compris le lendemain dimanche, si aucune autre date n’était possible.

Le lendemain matin, c’est trois personnes (pas moins) qui m’attendaient : manifestement, une traque aux brebis galeuses était engagée dans ce service. Le directeur a évidemment voulu savoir qui m’avait vendu ce « tour » et je n’ai pu que lui dire dans quel bureau et à quelle table se trouvait le « manager » que j’avais rencontré. Il m’a demandé si j’avais eu un reçu et je le lui ai montré. Les trois types se sont alors retirés un moment, sans doute le temps de vérifier si mes 70 $ apparaissaient quelque part et, quand ils sont revenus, ils m’ont dit :

- Nous nous excusons. Nous allons vous rendre l’argent que vous avez donné.

- Non pas, leur dis-je. J’ai tout de même fait une excursion. Et puis le manager a donné 10 $ au taxi. Je ne demande qu’à récupérer la moitié de ce que j’ai payé.

Ils m’ont alors rendu 35 $ et m’ont fait signer un papier.

Je ne sais ce qui est arrivé au manager mais après tout, il n’aura eu que ce qu’il méritait. Les habitudes de corruption héritées de l’ère soviétique n’ont manifestement pas cessé en Mongolie, mais peut-être commencent-elles à être sanctionnées.

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A Oulan-Bator, j’ai eu la chance de trouver un excellent petit hôtel-restaurant, appartenant d’ailleurs, paraît-il, à l’agence J… La cuisine y est internationale et passe-partout, mais très convenable, et les chambres d’un bon confort. De plus, dans toutes les chambres, on peut capter une chaîne de télé dans chaque langue importante : anglais (C.N.N.), chinois, japonais, français (T.V.5), espagnol, allemand, etc… Comme cela faisait près d’un mois et demi que je n’avais pas eu l’occasion d’entendre et de parler autre chose que l’anglais, et comme de plus j’étais sans nouvelles de l’actualité (et pas seulement française), j’ai tout naturellement branché T.V.5.

Cette chaîne n’en est pas vraiment une : elle se contente de reprendre le Journal télévisé des chaînes publiques et des émissions sélectionnées sur ces mêmes chaînes. Ce jour-là, c’est le journal de FR. 3 qui était retransmis avec, comme toujours, les grands titres, oubliés aussitôt qu’annoncés. « Mais commençons par… » Suivaient les faits divers : une intoxication alimentaire dans une maison de retraite quelque part dans l’Est… On donne la parole au correspondant sur place qui raconte ce qui s’est passé, interroge le Directeur de l’établissement, le chef-cuisinier, plusieurs pensionnaires… Ca n’en finit plus. On continue par un incendie dans une banlieue, « probablement dû au gaz », puis par les accidents de la circulation et les chiens écrasés de toute nature. Une actualité à 100% anecdotique et franchouillarde, celle-là même, probablement, que plébiscite la Reine de l’Audimat, la célèbre « ménagère de moins de 50 ans » de Bernard Pivot, rédactrice en chef de tous les journaux télévisés et directrice des programmes de toutes les chaînes, sauf peut-être Arte.

J’avoue qu’au bout de cinq minutes, je suis passé sur C.N.N. Je n’ai parfois compris qu’approximativement, mais au moins j’ai su ce qui se passait d’important dans le monde.

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A Irtkousk, la vieille capitale sibérienne où Michel Strogoff a achevé la mission que lui avait confiée le Tsar, l’ancien siège local du P.C. est toujours là, toujours orné de la faucille et du marteau. Un vaste immeuble, à l’extrémité d’une non moins vaste place. Un immeuble à la dimension d’une organisation qui, autrefois, dirigeait tout. Aujourd’hui, sur la place quasiment déserte, une poignée de militants, essentiellement des vieux, vend la presse du Parti. Ils sont debout et piétinent autour d’une table où sont étalés des exemplaires de la Pravda . Derrière, un grand panneau auquel est fixée la hampe d’un drapeau rouge qui flotte au vent et scotchés d’autres numéros récents du quotidien autrefois unique et officiel, sinon obligatoire. Les vendeurs essayent d’accrocher les rares passants frigorifiés et manifestement indifférents. Je m’approche :

- Vous êtes communistes ?, dis-je à un vieux pépé moustachu.

- Oui, me répond-il avec conviction. Oui, communiste.

Il en est manifestement fier et il ne porte pas Eltsine dans son cœur de militant. Et moins encore Gorbatchev, le traître, dont la perestroïka est à l’origine de la faillite actuelle. Quand il apprend que je suis Français, j’ai droit, comme de bien entendu à une mention élogieuse de Jaurès.

Jaurès mais, chose curieuse, ni Thorez ni Marchais.

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On éprouve une impression curieuse à Irkoutsk, pas très facile à définir : on y voit des églises (des églises orthodoxes, certes, coiffées de bulbes bleus ou dorés inconnus chez nous, mais enfin des églises), des enseignes que l’on arrive très bien à lire et même à traduire (en cyrillique, certes, mais enfin « Apteka » rappelle « apothicaire » et veut bien dire « pharmacie » et « Gastronom », ça se comprend fort bien : les « Gastronom », d’ailleurs, ce sont les anciens magasins d’alimentation du temps de l’Union soviétique). Mais surtout, il y a les gens… Au fait, qu’est-ce qu’ils ont, les gens ?… Ils ont…mais oui, c’est bien cela : ils ont… des têtes européennes. La voilà, la clef du mystère : les Sibériens sont des Russes et les Russes sont des Européens. Aussi à Irkoutsk, contrairement à Pékin ou à Oulan-Bator, on se sent en Europe.

Curieuse, tout de même, cette illusion, alors qu’on est au fin fond du continent asiatique…

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La Sibérie semble être restée très communiste. A Novosibirsk, la capitale qui a, depuis longtemps, remplacé Irtkousk, on voit encore le Tableau d’honneur des meilleurs travailleurs à la porte de certaines entreprises. Avec des photos anciennes et même jaunies, évidemment ! Et bien sûr, la statue de Lénine trône toujours sur la place du Grand Théâtre. Cela n’empêche d’ailleurs pas les pubs de proliférer comme partout dans la nouvelle Russie, surtout les pubs pour des produits européens ou américains. On voit aussi des agences de voyage qui annoncent des « tours » dans des lieux de perdition pas vraiment léninistes, comme la Thaïlande ou les Caraïbes.

Plus étonnant encore : on voit, dans un parc de Novosibirsk, le Monument AUX HEROS DE L’UNION SOVIETIQUE. Des Héros locaux, probablement, qui ont autrefois reçu cette distinction officielle et dont les portraits s’alignent au-dessous de l’inscription géante. Je ne sais que peu de russe et j’ai relu plusieurs fois cette inscription pour être sûr de ne pas me tromper. Mais non : c’était bien cela.

L’Union soviétique a cessé d’exister depuis sept ans, mais ses héros sont toujours honorés à Novosibirsk.

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A Tashkent, le taxi qui m’a amené de l’aéroport au centre-ville (il portait la tioubiteika , le petit bonnet noir brodé d’argent des Turcs d’Asie centrale), m’a demandé 20 $. En entendant mes hurlements, il est descendu à 15. J’ai dit 10 et on est parti. C’est ainsi que je me suis rendu compte que j’étais à nouveau dans un pays du Tiers Monde, bien que l’Ouzbekistan fît encore partie de l’U.R.S.S. il n’y a pas longtemps. Je m’en suis plus encore rendu compte quand la femme de l’hôtel a déclaré que 5 $, c’était bien assez. Effectivement le taxi les a empochés sans protester. Cet hôtel, réservé depuis Paris par l’agence où j’achète mes billets d’avion à tarif réduit, était lui-même un hôtel « Tiers-Monde » où il n’y avait même pas de chauffage, et la triste pitance de son restaurant était détestable. Si tout est facturé et payé en dollars, c’est que, comme partout dans le Tiers-Monde, la monnaie locale ne vaut rien. Pour retirer de l’argent, j’ai dû aller à la Banque Nationale, la seule qui connaisse les cartes de crédit. J’ai demandé 200 $. Au cours officiel, cela représente environ 12.000 sums. Mais surtout gardez-vous bien de demander des sums, car avec vos 200 $, vous obtiendrez facilement 24.000 sums au marché noir.

Mais après tout, cela ne fait jamais que 60 sums pour un dollar au cours officiel et 120 au marché noir. En Mongolie, le dollar valait 1.000 tugriks mongols !

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Tashkent, c’est New-Delhi. Comme les Anglais en Inde, les Russes, dès l’époque tsariste, avaient édifié une ville moderne à côté de la vieille ville turque. Une ville à l’européenne destinée à être la capitale de tout leur « Turkestan », comme on disait alors, un Turkestan que les Soviétiques ont ensuite divisé en quatre ou cinq républiques plus ou moins artificielles. Comme les Anglais à New-Delhi, ils avaient fait de Tashkent une capitale de prestige, caractère que les Soviétiques ont encore accentuée : immenses avenues, immenses places, vastes espaces verts, monuments publics pompeux, etc… etc… Evidemment, aujourd’hui, c’est la vieille ville que l’on visite, ses mosquées et ses médersas, mais c’est dans la ville européenne que sont les musées et les services officiels, et l’on ne peut se défendre de l’impression qu’une certaine forme de situation « coloniale » perdure : par exemple le russe est la langue courante de toute la « bonne » société, c’est-à-dire de la partie européanisée de la population laquelle, par ailleurs, reste très turque et musulmane : tioubiteïka et voile islamique sont courants.

Les Soviétiques avaient également construit une ville moderne à côté de la Samarcande historique, mais pas à Boukhara qui apparaît comme un conservatoire des traditions musulmanes. Dans les Tchaï-khané à l’iranienne de la ville (bien qu’on soit en pays turcophone ; seul le Tadjikistan parle persan), vous ne verrez pas une femme. On est stupéfait par cette persistance du mode de vie islamique après trois quarts de siècle de communisme soviétique. Quant on pense qu’ils (les Communistes) avaient rassemblé les femmes de Samarcande sur le Réghistan et les avaient incitées à tomber le voile !

Les dirigeants des anciennes républiques soviétiques d'Asie centrale sont tous d'anciens apparatchikis communistes, mais, à la différence de leurs collègues russes, ils se sont bien gardés de revenir à la religion : la seule idéologie qu'ils aient trouvée pour remplacer le marxisme-léninisme, est l'ultra-nationalisme.

Quant à l'Islam, ils l'ont à l'oeil et l’actuel pouvoir ouzbek (qui est d’ailleurs tout sauf démocratique) surveille de près ses Islamistes : l’exemple de l’Afghanistan tout proche et, plus encore, du Tadjikistan en proie à la guerre civile, a de quoi les préoccuper.

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Dans les avions de la « Saudi Airlines », au moment où l’appareil prend de la vitesse en vue du décollage, on entend un « Allah ou akbar ! » diffusé par la sono du bord. Dans les bus publics d’Ouzbekistan, le rituel est différent, mais il a probablement le même but.

A chaque arrêt, c’est-à-dire dans chaque village, une fois les passagers descendus et les autres montés et assis, un adolescent monte à son tour avant que le véhicule ne redémarre. Il tend les deux bras, les paumes vers le ciel, et récite une prière. Puis il porte les mains à son visage et fait le geste rituel de se savonner la figure. Après quoi il s’avance dans l’allée centrale du car, tend la main de chaque côté, et tous les passagers lui donnent une pièce.

Les bus d’Ouzbékistan, comme les avions d’Arabie saoudite, sont sûrement à l’abri de tout accident.

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Il y a une quinzaine de jours, quand j’avais pris le Transsibérien en gare de Pékin, je m’étais trouvé, dans mon compartiment à deux couchettes, avec un jeune Japonais très sympathique qui, comme moi, voyageait seul en Chine et que j’avais à nouveau croisé dans un hôtel d’Oulan-Bator. Et voilà qu’à Boukhara, j’ai rencontré à l’Hôtel où nous logeons l’un et l’autre, un autre jeune Japonais qui, lui aussi, déambule en solitaire à travers l’Asie. Je lui ai payé un verre et il m’a raconté qu’il rentrait de Khiva, la troisième ville-musée d’Ouzbékistan avec Boukhara et Samarcande, une ville où j’ai renoncé à me rendre en raison de son éloignement. Mais ces jeunes Japonais, rien ne les arrête.

Je suis toujours surpris par les différences qui séparent les jeunes et les vieux au Japon. Les jeunes sont des routards intrépides : nous en avions déjà rencontrés, il y a bien longtemps, dans les trains indiens, et voici que j’en retrouve en Mongolie et en Asie centrale. Les vieux, au contraire, sont les plus disciplinés et les plus conformistes des « Bidochons ». Ils visitent même leur propre pays en voyages organisés : je les revois à Kyoto, tous coiffés de la même casquette de la même couleur, pour se reconnaître de loin, courant après leur guide qui brandissait un petit fanion pour qu’ils ne le perdent pas… Ils me font toujours penser à ces Japonais de la pub Badoit que l’on voit entrer au restaurant au pas et en rangs par deux.

Les conflits de générations doivent être sévères au Japon.

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Quand je suis arrivé à l’aéroport de Tashkent pour prendre l’avion de Moscou, j’ai eu la désagréable surprise de constater que mon vol (Domodiedova 652) ne figurait pas au tableau des départs. Un vol pour Moscou (de la compagnie Transaéro) était bien annoncé mais ce n’était pas le mien.(Ces petites compagnies sont-elles publiques ou privées ? En tout cas, elles ne paraissent guère fiables.) J’ai d’autant plus commencé à paniquer que personne dans cet aéroport ne comprenait l’anglais. Finalement la chance s’est incarnée dans un petit jeune homme de la fameuse compagnie Transaéro qui est passé par là. Il parlait, lui, l’anglais couramment. Il m’a dit qu’un échange de billets entre sa compagnie et la mienne n’était pas possible, mais qu’il pouvait me faire un billet pour Moscou et me signer une attestation comme quoi il me le vendait parce que mon vol était annulé. J’ai évidemment accepté, persuadé que je pourrais me faire rembourser à mon retour le vol que j’avais payé et qui était défaillant.

Mes sueurs froides ont repris quand je suis arrivé dans le bureau du petit jeune homme, car je ne pouvais naturellement payer que par carte et il devait préalablement obtenir l’agrément de Moscou (Ca n’a décidément pas changé avec la fin de l’Union soviétique !) Or il avait beau pianoter sur son ordinateur et cliquer tous azimuths, il n’y arrivait pas. Je suis parti récupérer mes bagages que j’avais laissés dans le hall, et, quand je suis revenu, miracle !, tout était réglé : le petit jeune homme était en train de me faire mon billet.

Pourquoi paniquais-je tant à l’idée de rester à Tashkent ? Je n’ai pas manqué de me poser la question pendant le vol. Je crois que c’est essentiellement parce que je voulais à tout prix rentrer « en Europe », et quitter ce monde turco-musulman où l’on se sent décidément très étranger.

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Dans les allées du parc Ismaïlovski, à Moscou, c’est tous les jours la grande braderie, mais surtout le week-end. A vrai dire, c’est la grande braderie partout dans la ville, y compris dans les couloirs du métro stalinien, toujours aussi rutilant avec ses marbres, ses statues de bronze et ses énormes lustres imitant le cristal. Tout Moscou est devenu un marché aux puces permanent. Mais dans le parc Ismaïlovski, la braderie bat son plein plus que partout ailleurs : les gens débarquent du métro, chargés de valises et d’énormes sacs : ils ont vidé leurs caves, leurs greniers, leurs armoires, leurs tiroirs, et ils déballent le tout dans les allées, sur des couvertures ou de grands plastiques. Tout est à vendre : des livres, des vieilles photos, des icônes, des décorations du temps de l’U.R.S.S., des pull-overs, des chapkas, des ustensiles de cuisine… Dans la foule qui défile et regarde, assez distraitement en général, il y a manifestement des gens très à l’aise ; certains se penchent, saisissent un objet, l’examinent, le reposent. Peu d’entre eux achètent.

La braderie continue dans les trains de banlieue : les vendeurs de journaux succèdent aux joueurs de musique ; puis ce sont les vendeurs de chaussettes ou de cartes postales, précédant les mendiants, des enfants surtout, qui passent, la main tendue…

Je savais que, depuis quelque temps, salaires et retraites n’étaient plus payés en Russie où les impôts ne rentraient plus. Ce que j’ai appris à mon retour en France et que j’ignorais quand j’étais là-bas, c’est que la fameuse faillite qui menaçait depuis si longtemps, s’était finalement produite : tout s’était effondré, l’économie, la bourse, la monnaie… C'était l’explication de la grande braderie moscovite.

Dans un pays qui a connu pendant trois quarts de siècle une dictature absolue, non seulement politique et idéologique, mais économique, avec un Etat omnipotent, unique entrepreneur, unique producteur, unique distributeur, unique employeur, dire tout d’un coup, comme l’a fait Eltsine : « Faites ce que vous voulez, vous êtes libres », sans transition, sans précaution ni préparation, cela revient à donner le signal de l’anarchie. Qui pourrait s’étonner qu’elle se soit produite ?


ANNEES 2000


C’est pendant le Carnaval de Venise qu’il faut visiter les îles de la lagune : celui qui n’aime pas la foule appréciera d’autant plus alors le calme et le merveilleux silence de Torcello et de Murano que, là-bas, dans la « cité des Doges », on s’écrase dans les rues, sur les quais, sur les ponts et, bien sûr, place St Marc, dans la basilique transformée en halle bruyante et dans le palais envahi par les badauds, les photographes et les vidéastes…

Dans toute la ville, mais surtout sur la place et aux alentours, on assiste nuit et jour à une sorte de bal masqué. Des gens viennent du monde entier pour se déguiser en vicomtes et en marquises XVIII°. Attablés dans les cafés illustres, servis par des garçons eux-mêmes costumés, les voilà revenus à l’époque de Casanova.

Venise, qui était déjà en pleine décadence au siècle de Voltaire et de Goldoni, n’a cessé, depuis, de se dépeupler, de se dégrader, de s’enfoncer lentement dans les eaux de la lagune. Elle n’est plus aujourd’hui qu’un décor et, qui plus est, un décor en sursis. Mais c’est sa décadence même qui attire et envoûte : Venise est la ville de la nostalgie. On vient y humer l’odeur du temps qui fuit et du passé qui n’est plus.

Venise, pour l’homme du XX° siècle, c’est un peu l’abrégé de l’Europe, comme l’Athènes déchue d’il y a 2.000 ans était l’abrégé de la Grèce pour le Romain d’alors : il vient y rêver sur la grandeur et la décadence des civilisations qui savent désormais qu’elles sont mortelles…

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Le petit port d’Igoumenitsa, sur la côte de l’Epire, avait été créé, il y a cinquante ans (guère plus), quand fut ouverte la ligne de ferries reliant l’Italie à la Grèce à travers l’Adriatique. Aujourd’hui, le petit village est devenu une ville (en pleine croissance, si l’on en juge par les immeubles en construction) et le port grouille d’une activité fébrile. A Igoumenitsa aboutit maintenant un magnifique boulevard trans-européen qui traverse les contreforts du Pinde et a remplacé les chemins de chèvre d’autrefois : c’est la version moderne de l’antique Via Egnatia qui partait de Constantinople et aboutissait à Dyrrachium, aujourd’hui Durrës, en Albanie. Quant à Ioannina, la capitale de la province, jadis gros bourg à demi turc, où nous avions campé il y a près de quarante ans, c’est à présent une grande ville, et la « place de Pyrrhus » est entourée de si hauts immeubles qu’on n’aperçoit plus le lac en contrebas. Pour le revoir, ainsi que les vieux quartiers, la citadelle et les mosquées turques transformées en musées, on emprunte maintenant une avenue bordée de beaux magasins modernes.

La Grèce a plus changé depuis qu’elle est dans l’Union européenne que pendant les cinq siècles précédents. Le pittoresque y a peut-être perdu, mais les Grecs y ont sûrement gagné.

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La visite du Mont Athos reste compliquée. On doit d’abord se présenter, à Salonique, à l’antenne locale du Ministère de la Grèce du Nord pour obtenir un visa d’entrée. A condition d’être de sexe mâle car, en vertu d’un décret promulgué en 1060 par l’Empereur Constantin Monomaque, les femmes n’ont pas accès à la Sainte Montagne. De plus, comme il n’y a ni hôtel, ni habitants chez lesquels on puisse loger, si l’on veut séjourner sur le Mont, on doit se faire héberger dans un des monastères qui s’étirent en chapelet sur le pourtour de la péninsule, laquelle, à son extrémité, culmine à 2.000 m.

Quand on arrive au petit port d’Ouranoupolis (la ville du ciel), d’où part le bateau qui dessert les monastères, il faut aller, muni de son visa, au bureau des pélerins, pour acheter son billet d’entrée. J’avais pensé pouvoir visiter deux monastères, mais, comme il n’y a qu’un bateau par jour qui fait l’aller et le retour, et que les monastères ne sont reliés entre eux que par des chemins caillouteux praticables seulement à pied, le temps m’aurait manqué, et je me suis limité au monastère le plus accessible : Xénophon. Vus depuis le bateau, ces monastères apparaissent comme des sortes de forteresses entourées de remparts crénelés d’où émerge la coupole de leur église. Xénophon est de plus dominé par une tour massive qui, paraît-il, servait autrefois pour surveiller l’approche des pirates.

Un moine à barbe blanche m’a accueilli et m’a amené dans le catholicon, intérieurement couvert de fresques et de mosaïques du X°s. Puis il m’a laissé seul. Les moines ont commencé à arriver pour l’office et jamais, autant qu’en les écoutant, je n’ai eu l’impression de remonter de plusieurs siècles dans le passé.

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A Istambul, comme dans tout le monde musulman, demain, on fête l’Aïd-El-Kebir, qu’on appelle ici Kurban Bayrami. C’est le jour où l’on sacrifie le mouton et, dans la ville, on croise parfois des troupeaux de moutons qui sont conduits à l’abattoir : nous en avons croisé un hier sur le bas-côté d’une avenue qui longe l’ancienne muraille de Constantinople. Mais beaucoup de gens tuent aussi le mouton chez eux. Quant à la découpe des carcasses, elle se pratique parfois en plein air autour des mosquées. Peut-être les bouchers improvisés (et leurs clients) pensent-ils que la viande n’en est que plus sanctifiée ?

Nous sommes tombés sur une de ces boucheries en plein air quand nous avons voulu aller visiter l’église de la Panayia Pammakaristos (la Vierge Bienheureuse), dans l’ancien quartier grec du Phanar, aujourd’hui presque sordide. L’église avait été transformée en mosquée par les Turcs ( Fetiyeh Djami ), mais le Guide Bleu nous a appris que c’est maintenant un musée, comme Ste Sophie et St Sauveur-in-Chora. Dans toutes les cours du quartier on tuait des moutons. Il tombait une neige fondue glaciale. A l’entrée de l’enceinte qui entoure l’église, un panneau annonçait effectivement : « Fetiyeh Muzezi. » Nous sommes donc entrés. Au pied du mur d’enceinte, des hommes agenouillés fendaient à coups de hache des carcasses sanglantes et le sang des bêtes, mêlé à la pluie, coulait en ruisseaux rouges jusqu’au pied des murs de briques de la Panayia . Pour échapper à l’écoeurement, nous avons voulu nous réfugier dans le « musée ». Mais ce n’est pas un musée : contrairement à ce que dit le Guide bleu , la Fetiyeh est toujours une mosquée et l’on s’y préparait pour la prière.

Dehors, les ruisseaux rouges coulaient maintenant jusque dans la rue.

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A Konya, l’ordre des Derviches tourneurs est toujours officiellement interdit et leur monastère est un musée. La salle où tournaient les derviches est d’ailleurs une salle d’exposition, remplie de vitrines, et l’on peut, dans l’une d’elles, voir une chasse qui contient, paraît-il, un poil de la barbe du Prophète. Relique vénérable, qui devait jadis être vénérée et qui, aujourd’hui, n’est plus dans la vitrine que parce que la chasse qui la contient est une œuvre d’art . Le mausolée du fondateur de l’ordre, Salah Eddin Roumi, dit Mevlana, le saint le plus prestigieux de l’Islam turc, est toujours, lui, l’objet de la dévotion populaire : les pélerins s’agglutinent autour de son tombeau et prient avec une ferveur incroyable.

Nulle part autant qu’à Konya on ne mesure l’extraordinaire audace dont dut faire preuve Ataturk pour rompre le lien qui unissait son pays et l’Islam. La plupart des Turcs restent aujourd’hui musulmans et si les militaires ne préservaient autoritairement la laïcité, la Turquie basculerait instantanément dans l’intégrisme islamique. L’ennui, c’est que, si ces militaires sont laïques, ils sont aussi…militaristes ! Et ils sont surtout ultra-nationalistes et ce sont eux qui imposent la guerre et la terreur au Kurdistan.

En somme, les Turcs ont le choix entre la dictature militaire et la dictature islamiste. Cornélien.

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Ca s’est passé à Apamée, mais la scène s’est reproduite presque textuellement quelques jours plus tard à Palmyre. Nous nous étions garés à l’entrée du site archéologique et nous étions en train de pique-niquer tranquillement avant d’entreprendre la visite. Il n’y avait là personne d’autre que nous, lorsque soudain voilà qu’un car se présente : un voyage organisé. Des Français. Ils descendent du car, s’avancent, voient notre immatriculation, écarquillent les yeux. L’un d’eux s’approche :

- Vous allez loin, comme ça ?

- En Israël.

- En… !!! Et il y a longtemps que vous êtes partis ?

- Six semaines.

- Six semaines !!!

- Oh, vous savez, le périple est prévu pour trois ou quatre mois, alors….

Il n’en revient pas. Il se retourne vers les autres qui continuent à descendre du car :

- Eh ! venez voir ! Des Français ! Il y a six semaines qu’ils sont partis !

Ce qui les surprend, ce n’est pas que nous allions loin. Loin ou près, ils ne font pas tellement la différence : pour eux, c’est à peu près partout pareil : mêmes hôtels trois étoiles (minimum), mêmes cars Pulmann climatisés, mêmes menus internationaux…Ce qui les surprend, c’est que nous partions longtemps. Quitter sa petite maison et son petit jardin une dizaine de jours, à la rigueur. Mais plusieurs mois ! Il faut être fou !

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« Big brother is watching you » : le slogan n’est pas là, mais le portrait , lui, est omniprésent. Sur tous les murs de toutes les villes, sur les routes en rase campagne, dans le moindre village, dans les boutiques, dans les bureaux, dans les hôtels et les salles de restaurant, partout. « Big brother », c’est le général-président Hafez El Hassad, dirigeant tout-puissant de la Syrie. Il y a certes bien des pays du Tiers Monde où le portrait du Chef de l’Etat trône dans tous les lieux publics, mais sur ce chapitre la Syrie paraît quand même être championne du monde ou, à tout le moins, à égalité avec la Corée du Nord.

Nous avons fait étape à Hama, ville pittoresque, célèbre par ses multiples et spectaculaires norias dont plusieurs sont toujours en service. Quand nous sommes sortis des souks, la nuit était tombée et les lampadaires allumés. En face de nous, immense, illuminé par les projecteurs convergeant vers lui, le Big nous regardait, paternel et souriant…

Dans cette ville, la plus religieuse de Syrie, où toutes les femmes sont voilées de noir des pieds à la tête, il y a eu des émeutes islamistes en 82 : Le Big, chef du parti laïc Baas, comme son collègue de Bagdad, Saddam Hussein, (un grand démocrate, lui aussi), a férocement réprimé le soulèvement. La ville a été coupée du monde pendant un mois. Le bila n, selon les sources, varie de 20.000 à 30.000 morts.

Quelle plaisir ce doit être pour les habitants d’Hama d’être en permanence sous le regard du bienfaiteur de la ville !

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Comme à Alep, il y a à Damas un quartier chrétien où l’on a plaisir à voir se promener dans les rues des femmes non voilées et de jeunes couples se tenant par la main… La vedette du quartier est évidemment St Paul. Une des tours des remparts a été aménagée en chapelle où des bas-reliefs racontent les épisodes (en partie au moins légendaires, selon toute vraisemblance) du passage de l’Apôtre à Damas. Les Chrétiens de Syrie relèvent de différents rites. Il y a évidemment une église arménienne. (Contrairement à Alep, nous n’avons pas vu d’église maronite). Dans l’église des Syriaques catholiques, le bedeau nous a montré fièrement une Bible en araméen, « la langue du Christ ». Quant à la Cathédrale St Georges, elle est grecque orthodoxe, dernière survivance de l’Empire romain d’Orient d’avant l’Islam. Elle est remplie d’icônes byzantines que les fidèles viennent baiser pieusement. Et c’est en grec que sont écrits les noms des saints qui y sont représentés. On est tellement habitué à identifier « Arabes » et « Musulmans » que l’on est tout étonné de voir à la messe des fidèles coiffés du keffieh des Bédouins.

Dans ces pays, si l’on n’est pas musulman, on doit impérativement pratiquer une autre religion et donc appartenir à une autre « communauté » : c’est par elle que l’on se définit.

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A Damas, il y a toujours beaucoup de monde au mausolée de Saladin, le chef de guerre qui, au XII° s., a chassé les Croisés de Jérusalem, et auquel même ses ennemis chrétiens rendaient hommage. Ses ennemis, les voilà, statufiés, vaincus et pitoyables, au pied de la statue équestre du héros, à l’entrée de la citadelle. Et il n’y a pas que Saladin : dans la belle madrasseh Zakhariyeh, on voit un autre mausolée, lui aussi très visité, celui du sultan Baïbars qui, lui, chassa les Croisés de Syrie.

Les Croisades sont physiquement, visuellement, omniprésentes au Proche-Orient : au Krak des Chevaliers, bien sûr, mais aussi bien au Château dit « de Saladin », en Syrie, au Château d’Al Karak, en Jordanie, au Château de Belvoir, en Israël…Elles sont surtout omniprésentes dans la tête des gens qui en entendent parler depuis l’école primaire et à qui les films égyptiens à grand spectacle les rappellent en permanence : si nos glorieux ancêtres ont jadis chassé les envahisseurs européens, pourquoi ne pourrions-nous pas aujourd’hui, etc… etc…

Et qui s’en étonnerait ? Après tout le plateau du Golan, portion du territoire syrien occupé par Israël depuis I967, est à une cinquantaine de kilomètres de Damas.

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Comme notre Premier ministre, Lionel Jospin, a eu, devant les étudiants d’une université palestinienne, des mots plutôt durs pour le Hezbollah libanais, nous avons jugé prudent de ne pas utiliser notre voiture qui porte une plaque d’immatriculation française, pour aller de Damas à Beyrouth, via Baalbeck, fief du Hezbollah, mais de prendre le bus. Mais il nous faut pour cela laisser la voiture à Damas, et, comme elle figure sur mon passeport, nous avons besoin d’une attestation. C’est la police qui nous la fournira, nous a dit le réceptionniste de notre hôtel, et c’est d’ailleurs dans le garage de la police qu’elle sera le plus en sécurité pendant notre absence.

Pas de problème pour le garage, mais pour l’attestation, c’est plus compliqué. Un premier préposé nous envoie vers un second qui, lui, nous conduit au « chef », le commissaire, probablement. Mais le chef est très occupé, comme il se doit ; il est en conférence. Notre type, à qui nous avons remis nos passeports, frappe discrètement à la porte. Il entre et je regarde de loin ce qui se passe : il explique le problème au chef qui regarde vaguement un des passeports, dit un mot, et revient à sa conférence. « Revenez demain matin », nous dit le type en me rendant les passeports.

C’est demain matin que nous comptions partir pour Beyrouth. Et demain matin, on nous dira probablement de revenir le jour d’après… Autant renoncer au Liban…Au retour, je raconte ce qui s’est passé à notre réceptionniste qui me fait comprendre à demis mots que si j’avais glissé un billet de cinquante dollars dans chaque passeport, ça aurait sans doute facilité les choses :

- Mais vous vous rendez compte, lui dis-je ! De la corruption de fonctionnaire : c’est scandaleux !

Il soupire, hausse les épaules, et me dit :

- Vous savez, ici, les fonctionnaires ne sont pas aussi bien payés que chez vous.

Je dois manquer d’à propos, mais je n’ai rien trouvé à répondre.

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Des filles en bikini sur la plage . Banal ? Pas pour nous qui sommes sur la plage d’Eilat. Nous sommes entrés en Israël il y a deux heures, venant d’Aqaba (Jordanie) par la route. A deux pas d’ici. Après plusieurs semaines où nous n’avons vu, en traversant les pays arabes, et même la Turquie profonde, que des femmes voilées, ces filles en maillot de bain sont aussi insolites que tous ces gens, aux terrasses des cafés, en train de boire du whisky ou d’autres apéritifs européens. On réalise de visu ce que veulent dire les Islamistes du Proche et du Moyen-Orient quand ils dénoncent en Israël un corps étranger dans la région, une écharde occidentale dans la chair du monde arabe.

Plus étonnant : au milieu des victuailles que vend ce jeune homme sur le front de mer d’Eilat, j’ai bien cru apercevoir des sandwichs au jambon. Il me le confirme. Il a aussi du saucisson et du pâté. Très chères, d’ailleurs, toutes ces charcuteries probablement importées. Mais enfin, il y en a. Difficile de s’y retrouver dans ce pays qui n’est pas, (et qui ne peut évidemment pas être), laïc : la Bible est le seul titre de propriété qu’ont les Juifs sur ce pays qui est un pur produit de l’Histoire : il le considèrent comme leur pays parce qu’il a été jadis celui de leurs ancêtres. On ne s’étonne donc pas du poids de la religion. Pendant toute la durée de la Pâque juive, on ne trouve partout en Israël (sauf dans les quartiers palestiniens) que du pain azyme, des sortes de fines plaquettes salées, dures et craquantes. Le pain au levain est proscrit pour tout le monde, touristes compris, en souvenir du récit biblique sur la sortie d’Egypte.

Mais le porc est en vente libre à Eilat et, apparemment, les rabbins ne s’en émeuvent pas.

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Dans tout l’Etat d’Israël, la plupart des « lieux saints », qu’ils soient juifs ou chrétiens, sont complètement fictifs : les collines (ou les montagnes) « de la Tentation », « de la Transfiguration », « de l’Ascension » ou « des Béatitudes », ont été choisies arbitrairement, et parfois récemment ; leur site paraissait convenir, voilà tout. Et l’on peut en dire autant des multiples Tombeaux, ceux des Patriarches, de David, de Rachel, de la Vierge Marie, de Lazare, et de tant d’autres… Le « Cénacle », à Jérusalem, ou, plus encore, à Nazareth, la crypte « de l’Annonciation » ou « l’atelier de Joseph » n’ont pas la moindre chance d’être historiques. Le tracé actuel de la Via dolorosa elle-même ne remonte pas au-delà du XVI° s. et les stations successives, où s’arrêtent pieusement les pèlerins qui font leur chemin de croix, le vendredi saint, sont imaginaires.

Et que dire du St Sépulcre ! Il suffit d’étudier un tant soit peu l’histoire de l’édifice actuel et des édifices antérieurs, pour être convaincu que tous les lieux soi-disant historiques que l’on montre à l’intérieur ne peuvent être authentiques, ni le « Calvaire », ni la crypte dite « de l’Invention (c’est-à-dire de la découverte) de la Croix », ni surtout le Sépulcre lui-même. On s’étonne d’ailleurs de la vénération dont celui-ci est l’objet car ce petit édifice, bâti sous une des coupoles de la basilique, ne ressemble en rien à la description évangélique : après être passé dans la « chapelle de l’ange », on entre dans le sépulcre lui-même, où trois ou quatre personnes au maximum peuvent se tenir debout devant le sarcophage (si c’en est un) qu’on s’attendrait à voir ouvert, mais qui est fermé.

Quand on sort de là, on est au moins sûr d’une chose : ce qu’on vient de voir n’est pas le tombeau du Christ.

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La petite ville d’Arad nous a paru assez représentative de la province israélienne. Elle est bâtie en bordure du « désert de Judée », pas très loin de Sodome, mais à 1.000 m. au-dessus du niveau de la Mer morte (elle-même à 400 m. au-dessous de la Méditerranée). C’était jour de Shabbat, mais la ville s’est animée le soir, surtout dans les rues où les enseignes sont en russe plutôt qu’en hébreu, et où sont donc majoritaires les Juifs les moins religieux. La patronne de notre petit hôtel avait (Shabbat oblige) laissé ses employés musulmans gérer la maison pendant son absence : nous ne l’avons vue que le lendemain. C’est le lendemain aussi qu’a ouvert le rutilant centre commercial à étages souterrains. Une ville moderne et manifestement prospère. Et quand on la quitte, les stations de pompage se multiplient au bord de la route, les arroseuses tournent à plein régime, et le désert commence à reverdir.

Et puis l’on arrive à une bifurcation : nous avons tourné à droite pour gagner Jérusalem par Hébron et Bethléem, à travers les Territoires occupés, la « Cisjordanie », comme nous disons, la « Judée-Samarie », comme disent les Israéliens. Et là, changement de décor : fini le désert qui reverdit ; plus que des cailloux. Et la route est mauvaise. Et les villes sont presque misérables, encombrées de tas de détritus et d’un déballage incohérent… A deux pas d’Arad l’européenne, Dahriya la palestinienne, c’est le Tiers-Monde. Naturellement l’ « Autorité palestinienne » tient à affirmer son autorité et elle érige, elle aussi, des barrages, comme le font les Israéliens. Notre coffre a été contrôlé, malgré notre immatriculation européenne.

On ne peut s’empêcher de penser que le futur Etat palestinien, s’il se crée un jour, ne pourra survivre que sous perfusion internationale, c’est-à-dire, pour l’essentiel, européenne. Car les Palestiniens ne pourront sans doute guère plus compter sur leurs « frères » des pays arabes que sur les Américains.

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Hébron a beau être palestinienne à 98%, ce sont des soldats israéliens en armes qui gardent le « Tombeau des patriarches » et c’est sous leur escorte que nous y sommes montés. Nous y avons rencontré un Israélien d’origine française qui m’a irrésistiblement fait penser à mes pieds-noirs algériens d’il y a 40 ans. Pour rejoindre Jérusalem, nous a-t-il dit, nous avions intérêt à passer par Quiriat-Arba, le quartier juif d’Hébron, puis à prendre la route qu’empruntent les colons de ce quartier pour rentrer chez eux. Et de nous expliquer que les plaques d’immatriculation européennes ressemblent de loin aux plaques jaunes palestiniennes : aussi, sur la route ordinaire, nous pourrions être contrôlés plusieurs fois. Tiens donc ! Ce sont les Israéliens qui font les contrôles autour d’Hébron ?

Quiriat-Arba est fait de petits immeubles-tours où vivent, retranchés derrière des grillages, quelques centaines de Juifs noyés au milieu de 100.000 Arabes. C’est pour eux que l’armée est sur le pied de guerre dans la ville, pour eux que l’on ouvre des routes « sécurisées », comme dans tous les Territoires, et qu’on multiplie les barrages qui rendent la vie des Palestiniens pire qu’elle ne l’était avant les accords d’Oslo de 93 (sept ans déjà ! Et il ne s’est rien passé : ces accords n’ont servi à rien.)

A Bethléem, qui est sous autorité palestinienne, nouveau changement de décor : sur la place de la Nativité, le portrait d’Arafat est partout. Des banderoles datant de Noël dernier souhaitent la bienvenue à « Son Excellence le Président Yasser Arafat et à ses hôtes distingués » . Face à la vénérable basilique constantinienne, se dresse une mosquée dont les haut-parleurs inondent la ville d’appels à la prière !

Il ne doit pas y avoir au monde un pays aussi compliqué qu’Israël. Surtout pour les Palestiniens, d’ailleurs.

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Pour aller par le bus d’Israël en Egypte, il suffit d’acheter un billet à Jérusalem. Après Tel-Aviv, on contournera soigneusement la bande de Gaza où l’on ne pénétrera qu’à son extrémité sud pour rejoindre Rafah où se trouve la frontière. Une frontière contrôlée par les Israéliens (quoique Rafah soit une ville des Territoires palestiniens) et que l’on franchira à pied : le bus israélien est sans doute déjà reparti pour Jérusalem.

De l’autre côté, c’est dans un bus égyptien que l’on rejoindra Le Caire à travers le Sinaï et l’Isthme de Suez. S’il y a plusieurs bus (c’était le cas, ce jour-là), ils rouleront en convoi, précédés et suivis par des véhicules blindés. Depuis les attentats islamistes de Haute Egypte qui ont fait fuir les touristes et tari la principale source de devises du pays, les étrangers sont sous haute protection et, au Caire, un flic en armes monte la garde à la porte de chaque hôtel.

Dans les rues très européennes du centre-ville, on ne voit pas tellement plus de femmes voilées qu’autrefois, mais dans les quartiers populaires et surtout dans les banlieues miteuses que l’on traverse pour aller par exemple à Saqqarah, c’est bien différent. Dans ces zones défavorisées, les Islamistes sont comme des poissons dans l’ea u et leur technique est d’une simplicité…coranique, si l’on peut dire : ils pratiquent l’aide sociale, que l’Etat, dans son incurie suicidaire, leur abandonne entièrement. Education des enfants, santé publique, voire allocations de toutes sortes : les pauvres de ces quartiers attendent tout des Frères.

Où ceux-ci trouvent-ils les ressources qui leur permettent d’être si charitables ? Les voies du Seigneur musulman sont aussi impénétrables que celles du Seigneur chrétien.

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A Alexandrie, le patron du restaurant où nous allons dîner, le soir, sur le boulevard de front de mer, un Copte, a absolument voulu nous faire visiter sa cathédrale. Dans les pays arabes, les Chrétiens tiennent beaucoup à faire savoir aux Européens qu’ils ne sont pas musulmans. «Ne nous confondez pas avec les autres. Nous sommes comme vous » : c’est en somme ce qu’ils veulent nous dire. Car tout Européen, dans ces pays, est d’office étiqueté « Chrétien » ! La cathédrale d’Alexandrie est naturellement dédiée à St Marc, dont une tradition plus que douteuse fait le fondateur de la communauté chrétienne de la ville : sur la plaque de marbre fixée à l’un des murs de l’église, il figure en tête de la liste des évêques alexandrins, des origines à nos jours. Ses prétendues reliques, volées par les Vénitiens, ont été transportées par eux sur les bords de la Lagune où ils construisirent la basilique St Marc pour les recevoir. Heureusement que l’Egypte était alors devenue musulmane, car des guerres entre Etats chrétiens, il y en a eu pour moins que cela !

Depuis quinze siècles, les Coptes, qui représentent près de 10% de la population égyptienne (c’est énorme), sont considérés comme hérétiques aussi bien par les Orthodoxes que par les Catholiques. Ils ont en effet rejeté, au V° s., les conclusions du concile de Chalcédoine définissant la double nature du Christ. Ils sont donc « monophysites ». A l’époque, il s’agissait essentiellement pour les Egyptiens de secouer un peu l’étouffante tutelle de Constantinople, mais ils n’en restent pas moins, depuis, excommuniés pour les siècles des siècles !

Au Caire, il y a tout un quartier copte, rempli de très vieilles églises. L’une d’elles, (nous assure très sérieusement une pancarte), a abrité la Sainte Famille pendant son séjour en Egypte ! Cette « fuite en Egypte », mentionnée seulement par l’Evangile selon St Matthieu , est manifestement légendaire, mais elle a permis à certains exégètes de faire une suggestion intéressante : de la même façon que l’évangile dit « de Marc » a sans doute été écrit pour l’église de Rome, celui « de Matthieu » a peut-être été destiné, à l’origine, à la communauté d’Alexandrie, sur les origines de laquelle on ne sait pas grand chose.

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A Afula, en Galilée, nous avons passé la nuit du vendredi soir dans un petit hôtel dont le patron, à qui je demandais où nous pourrions passer la nuit suivante pour être aussi près que possible des sites bibliques, m’a suggéré « Zfad ». Nous avons donc pris cette direction, sans savoir que Zfad, ou Zefad, c’est « Safed », la ville des Kabbalistes de la Renaissance. Elle se trouve dans les collines galiléennes et elle est dominée par le minaret d’une mosquée. Mais les Musulmans ont tous déguerpi depuis la première guerre israëlo-arabe, celle de 1948, et la ville est aujourd’hui habitée par des Juifs ultra-religieux.

Spectacle hallucinant : une ville entièrement morte. Pas un chat dans la rue principale pavée de belles dalles luisantes. Pas une boutique ouverte, tous les rideaux de fer tirés. Nous nous sommes alors souvenus que c’était le Shabbat. Une maison qui ressemblait à un hôtel avait l’air ouverte et nous y sommes entrés : deux personnes étaient assises dans le couloir, en train de lire (la Bible ? le Talmud ?). Personne à la réception. J’ai voulu poser une question : « We don’t speak english », m’ont répondu les liseurs. Retour dans la rue principale. Un type passe, coiffé de la kippa . Chose curieuse, il ne dit rien quand je me mets à le filmer : Safed est donc tout de même un peu moins intégriste que Mea Shéarim, le quartier ultra-orthodoxe de Jérusalem, où les passants ne veulent pas être photographiés, sous prétexte que l’Eternel a interdit la représentation du visage humain ! Le type s’est éloigné. Plus personne. Si. Voilà au bout de la rue, une mère et ses enfants, des garçons, avec la kippa et les bouclettes rituelles, qui me font signe de ne pas filmer et s’éloignent précipitamment. Finalement, dans une ruelle du « quartier des artistes » (car il y a un quartier des artistes dans cette ville d’illuminés !), nous avons rencontré une femme, récemment arrivée de Russie, qui nous a emmenés dans une maison proche de la sienne où une chambre (des plus spartiates, d’ailleurs) était libre.

Mais pour trouver quelque chose à manger, nous avons dû descendre à Tibériade où les restaurants étaient ouverts au bord du lac.

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Akko, l’ex-« St Jean d’Acre » des Croisés, est aujourd’hui une ville double, comme Jérusalem : la ville moderne, européenne, aux larges artères orthogonales, est une ville israélienne. La vieille « Acre », ceinte de ses remparts que vient battre la mer, comme ceux de St Malo ou de Syracuse, reste peuplée d’Arabes. Mais pas de Palestiniens : ces Arabes sont de nationalité israélienne, comme ceux de Nazareth. Car la vieille ville de Nazareth aussi, autour des églises chrétiennes, dont celle « de la Nativité », est arabe. Elle était peuplée d’Arabes, parfois chrétiens d’ailleurs, en 1948. Ils sont restés et sont devenus israéliens. Les enseignes des magasins sont souvent bilingues : hébreu et arabe. Les « vrais » Israéliens, eux, c’est-à-dire les Juifs, ont aménagé une ville nouvelle sur les hauteurs environnantes. Mais enfin les Arabes, à Nazareth comme à Akko, sont restés : c’est toute la différence avec, par exemple, Jaffa qui, aujourd’hui, est un peu la « vieille ville » de Tel Aviv. Elle est en bord de mer, elle aussi, comme Akko, comme elle ruisselante de pittoresque, mais plus un de ses anciens habitants n’y habite. Jaffa est maintenant un quartier « branché » de Tel Aviv, fréquenté par les artistes, mais en fait c’est un simple décor, une ville-musée…

Akko, comme Nazareth, donne l’impression qu’une cohabitation pacifique israélo-arabe ne doit pas être impossible. Impression probablement fausse : à l’heure ces lignes sont écrites, la deuxième Intifada est commencée (depuis l’automne 2000) et l’on nous annonce que des affrontements violents ont eu lieu à Nazareth où les Arabes israéliens ont pris fait et cause en faveur de leurs frères palestiniens des Territoires.

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Pour venir en Israël, nous étions passés par la Syrie et la Jordanie. Impossible de prendre le même chemin pour repartir : les Syriens auraient eu la preuve par notre passeport que nous avions rendu visite à l’ « ennemi sioniste » et ils ne nous auraient pas laissés passer. Nous avons donc décidé de prendre à Haïfa un bateau pour Athènes, via Chypre et Rhodes.

Sur le port de Haïfa, l’interrogatoire et les contrôles sont aussi tatillons qu’à l’entrée, entre Aqaba et Eilat. Sauf qu’à l’entrée, cela se comprenait aisément. A la sortie, c’est plus surprenant. Nous devons donc raconter en détail où nous avons été, ce que nous avons fait, où nous avons couché. Avons-nous rencontré des gens ? Que nous ont-ils dit ? Quand les flics apprennent que, durant notre séjour, nous sommes allés en Egypte, et, qui plus est, en bus, l’interrogatoire redouble :

- Qu’avez-vous fait de votre voiture pendant ce temps ?

- Nous l’avons laissée à Jérusalem, dans un parking gardé, une sorte de garage.

- Où cela ?

- Dans la vieille ville, là où nous logions.

- Dans la ville arabe ! Vous vous rendez compte !

- ???

- Vous avez bien vérifié, à votre retour, qu’ils n’avaient rien mis à l’intérieur ?

Depuis notre retour, nous avons fait, en une semaine, près de 1.000 km. entre Jérusalem et Haïfa. S’il y avait eu une bombe dans la voiture, nous aurions eu largement le temps de sauter avec elle.

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Au centre de Bucarest, l’avenue que Ceaucescu avait appelée « Victoire du Socialisme » doit bien être deux ou trois fois plus large que nos Champs-Elysées. Elle est en tout cas trois fois plus longue puisqu’elle s’étire sur six kilomètres ! Pour aménager son avenue et les alentours, le Génie des Ca rpathes avait rasé une partie du Bucarest historique, surtout, je crois, des quartiers « bourgeois » datant de la « Belle époque ». A l’extrémité de cette voie triomphale, jalonnée de fontaines et de parterres de fleurs, l’ex « Palais du peuple » est aussi haut que l’ arche de la Défense et l’on dit que c’est le plus vaste édifice du monde après le Pentagone américain : il totalise 208.000 m2 habitables !

Habitables ou plutôt inhabitables car, justement, les Roumains ne savent plus trop quoi faire de ces centaines de salles immenses dont certaines sont hautes de 20 mètres sous plafond. La petite jeune fille qui guidait la visite, quand nous l’avons faite, nous disait que le Palais, dans sa démesure, est inutilisable : il faudrait diviser les salles les plus vastes et réaménager l’ensemble, mais il a déjà coûté assez cher.

Le Palais est presque achevé, mais pas tout à fait. Dans une des salles, on peut voir, à chaque extrémité, un emplacement géant prévu pour le portrait du génial Nicolae, à l’un des deux bouts, et, en face, pour celui de sa femme Helena. Les artistes n’ont pas dû avoir le temps d’exécuter les deux œuvres.

Voilà qui aura au moins évité au nouveau régime le souci de les faire effacer.

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A Prague, le pont Charles reste un des plus beaux décors du monde. Les statues, comme celles du Calvaire de Mala Strana, de l’autre côté du fleuve, ont été rajoutées à l’époque baroque. Est-ce en raison de leur couleur noirâtre ? Le baroque de Prague apparaît très différent du baroque italien ou même autrichien : il a un je ne sais quoi de mystérieux, un côté tourmenté, un peu inquiétant… Et puis Prague fut la ville des occultistes : on y montre la maison du docteur Faust et la rue dite « dorée » porte, paraît-il, ce nom parce que, dans les pittoresques maisons qui la bordent, les alchimistes fabriquaient autrefois de l’or. En face, au sommet de la colline, le Château, comment pourrait-on l’oublier ?, est celui du pragois Kafka : « K. poursuivait son chemin, les yeux braqués sur le Château. Mais en se rapprochant, il fut déçu… » Prague : peut-être la plus belle ville d’Europe. Il y a 25 ans (25 ans seulement !), là-haut, dans le Château kafkaïen, régnait le camarade Husak, mis en place par les Soviétiques après l’écrasement du fameux Printemps.

Aujourd’hui, sur toutes les statues du pont Charles, on voudrait écrire ton nom, Liberté !

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Une émission sur l’Iran passe sur une chaîne de télévision française. Le reporter veut montrer que les Iraniens, surtout les jeunes et les femmes, commencent à en prendre à leur aise avec la tyrannie des mollahs et qu’ils appuient les efforts du Président, l’Ayatollah Khatami, qui tente, avec les moyens limités qui sont les siens, de libéraliser un tant soit peu le régime. Moyens limités, car l’Iran a inventé un système politique sans précédent, où ceux qui sont élus n’ont pas le pouvoir, et ceux qui ont le pouvoir ne sont pas élus…

Dans le cours de l’émission, on suit, pendant quelques minutes, un voyage organisé français et l’on revoit les hauts-lieux incontournables : Persépolis, Shiraz, la place royale d’Ispahan… Un des journalistes interroge un membre du groupe, un homme d’un certain âge, qui, manifestement enthousiaste, déclare :

- Mais c’est très bien, ce pays, vous savez, c’est très bien… Il ne faut pas croire ce que dit la télé.

Ce brave homme est, à l’évidence, persuadé que, lui, on ne lui racontera pas de bobards, parce que, lui, il a été sur place et qu’il a vu de ses yeux la réalité. Il ne se rend manifestement pas compte que son tour-operator le balade dans un décor aussi artificiel que les faux villages russes que Potemkine montrait à Catherine II.

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En Hollande, le 30 avril, jour anniversaire de la Reine, c’est un peu notre 14 juillet. Dans toutes les villes, c’est la fête, mais à Amsterdam, cela devient vraiment de la folie. Dès le matin, des groupes, surtout des jeunes, convergent vers le centre-ville, coiffés de grandes couronnes gonflables en plastique orange (orange comme la dynastie d’Orange-Nassau qui règne sur le pays depuis Guilla ume le Ta citurne. Le Dam , la grande place du centre, est encombrée d’une énorme et bruyante fête foraine (et il y en a bien d’autres un peu partout dans la ville) Les rues, et spécialement la Kalverstraat, la grande artère piétonne, sont noires de monde, arpentées par des foules qui ne vont nulle part, si ce n’est peut-être « vers Cipango et ces îles où les hommes meurent fous et heureux », comme dit Camus de ces « colons nostalgiques ». Sur tous les canaux, des péniches transportent de joyeux fêtards, parfois même des musiciens. Le soir, sur tous les quais et tous les ponts, cela tourne au délire : toute la ville danse au son d’orchestres improvisés…

Qui a dit que les gens du Nord sont froids ? On nous a pourtant assez répété que le carnaval de Dunkerque est beaucoup plus joyeux que celui de Nice. En tout cas, je doute qu’il y ait dans les pays méditerranéens des Fêtes nationales plus chaleureuses que le 30 avril hollandais.

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La dernière fois que j’étais passé en Hollande, il y a vingt ans, un polder, le dernier polder du Zuyderzee, était en projet. Il figurait déjà sur les cartes en pointillé et son nom était même trouvé : il s’appellerait le Markerwaard. Il devait émerger en face de Volendam, pas loin de Marken (d’où son nom), et je m’étais promis de venir voir le résultat. Eh bien, il n’y aura pas de Markerwaard.

Décision d’autant plus surprenante que tout est prêt pour que ce polder émerge : la digue qui devait le délimiter est construite et elle a dû coûter une fortune : elle part de Lelystadt, capitale de la nouvelle province du Flévoland conquise sur le Zuyderzee, et se termine, à quinze kilomètres de là, à Entkuizen. Quand on parcourt cette digue du sud au nord, l’étendue d’eau que l’on voit à gauche aurait dû devenir, comme le Flévoland ou le Noordoost polder, une vaste plaine avec des pâturages, des champs de tulipes et des fermes opulentes. Il paraît que ce sont les écologistes et le lobby des plaisanciers qui ont réussi à bloquer le projet.

Volendam a beau être complètement défigurée par le tourisme de masse (comme Mykonos, comme Saint Tropez, et tant d’autres lieux…), envahie par les cars de tourisme et encombrée de magasins de souvenirs, on en vient à se demander si elle n’aurait pas été plus défigurée encore si un polder s’étendait maintenant en face de son quai. Et quand on se promène sur le merveilleux petit port de Marken, qui, lui, a plutôt moins souffert du tourisme que Volendam, on se demande si, après tout, les plaisanciers n’ont pas eu raison de refuser que leur plan d’eau devienne plancher des vaches.

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Au milieu de la foule qui monte et qui descend la rue Karl-Johann, la grande artère du centre d’Oslo, mon camescope a filmé un mendiant assis par terre et qui tendait la main. C’est en visionnant le rush du film que je m’en suis rendu compte : je ne l’avais pas aperçu, et j’ai été surpris car la Norvège figure en tête de tous les pays du monde pour l’Indice de Développement Humain (I.D.H.) établi par les Nations Unies et qui, paraît-il, rend mieux compte du véritable état d’un pays que le traditionnel P.I.B. par habitant, même corrigé en tenant compte de la P.P.A. (Parité de Pouvoir d’Achat). En effet, l’I.D.H., outre le revenu national, intègre les niveaux d’éducation et de santé publique. Or certains pays peuvent avoir un P.I.B. considérable mais si mal réparti que les taux d’analphabétisme et de mortalité infantile y battent des records : c’est le cas, par exemple, de certains producteurs de pétrole du Golfe persique.

Toujours est-il que la Norvège, si j’en crois l’Etat du Monde , est numéro 1 mondial pour l’I.D.H. et que les Norvégiens peuvent donc être considérés comme les plus heureux des hommes. Le pétrole de la Mer du Nord doit y être pour beaucoup. C’est sans doute pour cela qu’ils ont refusé par referendum d’adhérer à l’Union européenne : à quoi bon s’allier à moins fortuné que soi ?

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Au-delà de Tromsö, on est en Laponie et, sur la route du Cap Nord, on s’attend à voir des Lapons, ou plutôt des Samis, puisque c’est ainsi qu’ils se désignent eux-mêmes. On les a si souvent vus à la télévision, ces Samis aux yeux bridés, vêtus de leurs costumes colorés, en train de suivre leurs immenses troupeaux de rennes, qu’on cherche dans la toundra, les taches rouges des Samis en costumes traditionnels. Peine perdue. Pas de Samis. De même que, dans nos campagnes françaises, on voit des vaches brouter l’herbe à proximité des fermes, on croise parfois, dans le Samiland, des (petits) troupeaux de rennes broutant la maigre végétation autour des habitations de leurs propriétaires qui, aujourd’hui, disposent de tout le confort moderne, reçoivent C.N.N. par satellite et sont connectés à Internet haut-débit.

L’été, il y a, paraît-il, un grand rassemblement Sami annuel ; du côté de Kautokeino, je crois. Un rassemblement haut en couleurs et, bien sûr, abondamment télévisé. Mais ce doit être un peu comme le Festival interceltique de Lorient ou les Fêtes de Cornouailles de Quimper : un spectacle pour les touristes et pour les media… Du côté du magnifique Kvaenangerfjord, dans des paysages grandioses, nous avons vu des vestiges d’habitat (ou de campements) lapons. Mais ils étaient vides et manifestement abandonnés.

C’est à Oslo, au musée des Traditions populaires de Bydgöy, qu’il faut aller aujourd’hui pour voir et visiter une hutte Sami traditionnelle. Quand on y pénètre, on comprend vite pourquoi il n’y en a plus en Laponie : les habitations modernes sont moins « typiques », bien sûr, mais elles sont tout de même plus confortables et mieux équipées !

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Il est minuit au fond de l’Isfjord (le fjord de glace), au bord duquel se groupent les maisons de bois peint de Longyearbyen, la petite capitale du Spitzberg (et de l’archipel du Svalbard), à mi-chemin entre le Cap Nord et le Pôle proprement dit, distant de quelque 700 Km. Nous sommes en mai. Pas un nuage. Le soleil brille très haut dans le ciel, comme chez nous en plein midi. Grand silence : la petite ville dort. Pas un souffle de vent. Il ne fait pas très froid. L’image bleutée des montagnes blanches de glace se reflète dans l’eau immobile du fjord où la marée monte insensiblement, charriant des plaques de banquise. On regarde sans trop y croire la silhouette d’un ours blanc sur un panneau routier, avec un mot qui doit vouloir dire « Attention » en norvégien. Au loin, sur la piste glacée qui file vers les montagnes à l’horizon, deux motos-neige glissent dans notre direction : ce sont les derniers excursionnistes qui rentrent. Il est minuit : on aurait tendance à l’oublier.

Retour « en ville ». Un alignement de portiques reliés par des cables monte à l’assaut des sommets enneigés : cela ressemble à un téléphérique, d’autant que Longyearbyen fait penser à une station de sports d’hiver en fin de saison. Mais ce n’est pas un téléphérique : c’est la survivance d’une installation qui servait à amener le charbon sur les quais du port. Et de fait, au milieu de la rue principale, la statue d’un mineur casqué et appuyé sur son piolet, est là pour nous rappeler que la ville fut fondée par l’Américain John Longyear, non pour l’accueil des touristes, mais pour l’exploitation des mines de charbon. Ce sont les Norvégiens et les Russes qui les exploitaient autrefois ; aujourd’hui les Suédois prennent la relève des Russes. Des tas de charbon, en partie couverts de neige, continuent à s’aligner sur les quais, et les alentours sont parcourus de tuyaux et hérissés de cheminées.

Etrange spectacle dans ce décor somptueux.

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C’est le long de la rue Bernauer que subsiste l’un des plus importants fragments du mur de Berlin. Il y avait en fait deux murs à cet endroit : intérieur et extérieur, et, entre les deux, un no man’s land où patrouillaient les Vopos . Le mur intérieur (côté Est) séparait un cimetière, qu’on peut toujours visiter, de son église, restée dans le no man’s land, et qui fut dynamitée par les dirigeants est-allemands. Sur la rue Bernauer (côté Ouest), le mur extérieur, plus haut que l’autre, est aujourd’hui couvert de photos qui reproduisent partiellement celles du « Musée du mur », juste en face, et qui montrent entre autres la démolition de l’ancienne église. Celle-ci a été remplacée par une chapelle de style moderne.

A côté de Postdamerplatz, on voit un autre fragment de mur qui, lui, a conservé ses couleurs et ses tags. On peut y lire d’étranges déclarations, par exemple (en français) : « C’est vache de faire tomber le mur », et, en allemand, « Alles wird besser aber nichts wird gut », ce que je traduis par : « Tout sera mieux, mais rien ne sera bien. »

Je voudrais bien savoir qui a écrit cela et quand… Et ce qu’il voulait dire.

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Dresde, un des joyaux de l’Europe, réduite en cendres par l’aviation alliée en 1945, alors qu’il n’y avait à Dresde aucun objectif militaire ni stratégique, est presque entièrement reconstruite. Tout a été refait à l’identique. Et à la perfection Le seul chef d’oeuvre encore en ruine, la « Frauenkirche », est en cours de reconstruction… Toute l’ex-Allemagne de l’Est, d’ailleurs, est en cours de reconstruction : nous nous en sommes aperçus quand nous avons débarqué à Rostock, venant de Scandinavie : le centre a été refait à neuf et la rénovation du reste de la ville est entreprise. Les cages à lapins du temps de la R.D.A. sont démolies et reconstruites une par une. A Berlin-Est, les travaux sont titanesques : la Porte de Brandebourg est enveloppée en attendant d’être restaurée ; derrière la porte, la « Parizer platz » est un vaste chantier ; l’île des musées est un vaste chantier. Toute l’Allemagne de l’Est est un vaste chantier. Mille milliards d’euros : c’est, paraît-il, la somme colossale que l’Ouest a déjà transférée à l’Est depuis la réunification, et qui explique d’ailleurs en partie les difficultés présentes de l’économie la plus puissante d’Europe. Et le pire, c’est que la réunification est un échec : l’ex-R.D.A. a de belles villes, mais pas d’emplois, et l’exode vers l’Ouest continue.

Le paradoxe, c’est que les autres pays de l’ex-bloc de l’Est, qui n’ont pas reçu, eux, des milliards d’euros, battent des records de croissance et que ce sont eux qui attirent les investissements étrangers.

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Fini, l’antique ferry-boat Calais-Douvres ! Le tunnel, c’est tellement plus simple ! On amène la voiture sur des plates-formes que des cloisons-coupe feu séparent en compartiments, et c’est parti pour une petite balade sous-marine d’une demi-heure. Et puis l’on ressort à l’autre bout : on est en Angleterre.

Est-on encore en Europe ? Sur le parking de Canterbury où nous nous sommes garés, je regarde les immatriculations : pratiquement pas une voiture n’a la plaque européenne. En ville, pas un drapeau européen sur les monuments publics à côté de l’Union jack. En 1947, la Grande Bretagne n’avait pas adhéré au Traité de Rome. Pas un Britannique ne pensait alors que « ça marcherait ». Quand ils se sont aperçus que « ça marchait » bel et bien, ils ont voulu entrer, mais essentiellement pour contrôler le processus et si possible pour le ralentir. En tout cas, ils ne font pas partie de la zône euro et, chaque fois qu’une « avancée » se produit, ils s’empressent de demander une dérogation.

L’Angleterre, qui avait inauguré la révolution industrielle dès le XVIII° s., a été la maîtresse du monde pendant tout le XIX° et le début du XX°. Bien sûr, les Anglais n’ignorent pas que la Reine Victoria est morte et enterrée. Ils savent que l’Empire britannique n’est plus qu’un souvenir. Mais après tout la Reine reste impératrice du Canada, de l’Australie et d’ailleurs… Et ils restent un peu maîtres du monde, par cousins américains interposés.

Et puis surtout c’est dur, n’est-ce pas, de n’être qu’un pays européen parmi d’autres, rien de plus que l’Italie, la France ou l’Espagne…

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Trevarno, Trelissick, Trebah… : La Cornouaille anglaise a été celte jusqu’au XVIII° s. C’est seulement à cette date que s’est éteint le cornique, le dialecte celtique local, très proche du gallois et ancêtre direct de notre breton armoricain. A l’entrée du château de Tintagel, dont la tradition fait le château du Roi Arthur (même si, pour les lecteurs français de Joseph Bédier, c’est avant tout le château du Roi Marc et de son neveu Tristan), un panneau nous rappelle que Tintagel, c’était Dun Dagyl en langue celtique. La toponymie a souvent été anglicisée en Angleterre, de même qu’elle a été francisée en France… Aujourd’hui, des associations s’efforcent, paraît-il, de faire revivre le cornique. Mission impossible. Dans les pays développées, les langues minoritaires ne survivent (c’est le cas dans les pays scandinaves ou baltes) que si ce sont des langues nationales, soutenues par l’enseignement et les media officiels. Et encore, l’exemple de l’Irlande montre que ça ne suffit pas toujours.

Les Cornouaillais ne semblent pourtant pas oublier leur « celtitude ». On voit flotter partout dans la péninsule un drapeau qui, comme notre drapeau breton, est « gwen ha du », blanc et noir.

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Quand on parcourt la route entre St Ives et Land’s End, on a vraiment l’impression, plus encore qu’entre Audierne et la Pointe du Raz, d’arriver au bout du monde. La petite route, qui n’est qu’un chemin de chèvres, bien qu’elle ne soit pas interdite aux cars de tourisme, serpente entre des collines couvertes de landes et traverse de minuscules hameaux aux maisons de granit dont beaucoup paraissent abandonnées.

Et l’on arrive enfin au Cap… Finis terrae, Penn er bed, le Bout du monde… On s’attend à un plateau désert où hurle le vent du large. Pas du tout ! Du vent, il y en a bien, mais c’est pour vous amener les braillements d’un chanteur de rock, diffusés par des haut-parleurs. Vous vous avancez : un vaste enclos apparaît d’où émergent des manèges, des toboggans, des Grands 8. Un parc d’attractions au bord des falaises de Land’s End ! A l’intérieur, des bistrots, des fast-foods, des boutiques de souvenirs…

Chez nous, les deux ou trois hôtels qui défiguraient la Pointe du Raz, ont été démolis. Mais apparemment, au pays du libéralisme thatchérien, le business est sacré. Même au bout du monde.

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En Islande, en dehors de Reykiavik, la capitale, il n’y a guère de villes. Akureiri, dans le nord de l’île, la seconde ville du pays, ne fait que 15.000 habitants. On ne traverse donc que des villages ou des gros bourgs, aussi pittoresques d’ailleurs que ceux des îles Lofoten, en Norvège, auxquels ils ressemblent souvent. Et toujours admirablement entretenus. Ce sont en général les enfants des écoles qui les entretiennent. Partout où nous sommes passés, nous avons vu des enfants en plein travail : à Seydisfjördür, ils s’occupaient des espaces verts, taillant les gazons et les haies ou désherbant les plates-bandes ; à Höfn, ils partaient nettoyer la petite ville, armés de grands sacs poubelles. Ce travail, (obligatoire, semble-t-il), est rémunéré : les salaires de ces jeunes sont placés sur un livret de caisse d’épargne qui leur sera remis à leur majorité.

L’Islande, qui s’étend sur 100.000 km2, n’est peuplée que de moins de 300.000 habitants dont la moitié vivent dans la capitale. C’est dire que le reste du pays est quasiment désert et l’on y manque de main d’œuvre. On a donc besoin de tout le monde, même des enfants. Heureux Islandais ! Y a-t-il seulement un mot pour désigner le chômage dans leur langue ?

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Dans le petit garage islandais où nous avons été faire réparer un pneu (nous avions crevé la veille au soir), l’ouvrier qui s’est occupé de nous parlait couramment l’anglais. Nous avions déjà constaté en Scandinavie (et même en Hollande) que, dans ces pays, l’épicier du coin parlait la langue internationale aussi couramment que sa langue maternelle. De sorte que, paradoxalement, il est plus facile de se faire comprendre dans les « petits » pays que dans ceux qui continuent à se considérer comme grands. Car en Allemagne, en Italie, en Espagne, et, naturellement, en France, les gens pensent que leur langue est suffisamment importante pour qu’ils n’aient pas besoin d’en savoir une autre (les Français font preuve, quand il s’agit des langues étrangères, d’une mauvaise volonté qui parfois confine à la xénophobie), alors que, dans les petits pays, l’anglais est obligatoire dès l’école primaire et tout le monde le parle.

Et pourtant, le hollandais, le finlandais, le danois, l’islandais, le hongrois ou le norvégien résistent parfaitement. Entre eux, les gens de ces pays, y compris les jeunes, continuent à parler spontanément leur langue nationale tout en sachant très bien qu’elle n’est comprise que par eux. Et ceci est vrai partout, y compris en Israël ou en Mongolie.

Les langues seront peut-être le dernier particularisme national à résister à la mondialisation.

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Après avoir fait un (magnifique) tour de l’Islande en voiture de location, nous nous sommes payé un non moins magnifique tour en 4x4 dans l’intérieur de l’île, et nous avons sympathisé avec notre chauffeur, un virtuose du volant (indispensable dans ces déserts de lave). Je lui ai évidemment demandé si son pays n’envisageait pas d’adhérer à l’Union Européenne. Réponse formelle : pas question. Aucun Islandais, nous dit-il, n’est pour. La raison : les quotas de pêche, principal produit d’exportation du pays. Nous sommes bien loin des Pêcheurs d’Islande de notre Pierre Loti : au cours de la seconde moitié du XX° s., les Islandais ont livré à la Grande-Bretagne pas moins de trois "guerres" de la morue. Dans le port de Reykiavik, capitale de ce petit pays pacifique qui n’a pas d’armée, on voit des navires de guerre, destinés probablement à défendre ses eaux territoriales et ses zônes de pêche ! Dans ces conditions, quel Islandais serait assez fou pour s’encombrer des « directives » de la lointaine Bruxelles et de ses élucubrations en matière de « quotas » !

Et puis, ce que ne nous a pas dit notre chauffeur, c’est que les Islandais, qui étaient encore misérables à l’époque, pas si lointaine pourtant, de Jules Verne et de son Voyage au centre de la Terre , sont aujourd’hui aussi riches que tous les autres Scandinaves : l’île bouillonne et fume de partout. La géothermie (et l’hydraulique) leur procure une quasi autonomie énergétique. Non seulement ils se chauffent gratuitement, mais ils produisent sous serre des bananes qui leur coûtent beaucoup moins cher que celles que l’Europe les obligerait à acheter aux Antilles !

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Montaigu est une banale petite ville d’Afrique du Sud où nous nous sommes arrêtés pour nous dégourdir les jambes. Bâtie à la limite du Petit Karoo et de la région des vignobles du Cap, elle ne présente aucun intérêt touristique mais elle doit être représentative des petites villes provinciales du pays. Ici, Blancs et Noirs semblent cohabiter sans problème, se promènent dans les mêmes rues, fréquentent les mêmes magasins. La mixité est rare, c’est vrai : les jeunes filles blanches sont entre elles, les garçons noirs entre eux. Le jour de notre arrivée, nous avions vu un jeune noir jouer au volley avec de jeunes Blancs sur la plage de Port-Elisabeth, mais il faut reconnaître que ce n’est pas très fréquent.

Il reste qu’en Afrique du Sud, contrairement à l’Afrique du Nord, les Européens sont restés. Sur plusieurs millions de Blancs, guère plus de 200 ou 300.000 seraient partis (en Australie, en Amérique du Nord ou ailleurs) et certains, dit-on, seraient en train de revenir. La sagesse et la prudence de Nelson Mandela et de son successeur actuel, Thabo M’Beki, expliquent sûrement ce résultat. Mais quand, le dimanche, je vois, dans les églises, par exemple à Stellenbosch, les Noirs et les Blancs assis côte à côte et chantant les mêmes cantiques, je me demande si la communauté de religion n’a pas facilité aussi cette révolution silencieuse qu’a été la fin de l’apartheid.

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Une débauche de drapeaux tricolores, telle qu’on n’en voit plus depuis longtemps en France pour le 14 juillet : nous ne sommes pourtant pas dans une ville française, mais à Franshoek, une petite ville sud-africaine, et c’est bien le 14 juillet que célèbrent ces descendants des Hugenots français, arrivés ici après la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV, à la fin du XVII° s. Tous les magasins ont des enseignes françaises, tous les restaurants affichent des fromages français, des banderoles tendues en travers de la rue principale annoncent un « Festival Bastille » et, tout autour de la ville, les domaines vinicoles (car nous sommes dans la région des vignobles) s’appellent La Provence ou l’Anjou et proclament fièrement la date de leur fondation (les années 1680). Car, lorsque les Huguenots arrivèrent dans ce qu’on appelait à l’époque « la colonie du Cap », ils apportaient au pays un trésor : leur savoir-faire en viticulture, dont le pays profite encore aujourd’hui.

Ils étaient 200, contre 800 Hollandais, à l’époque, et, comme eux, farouchement protestants : à l’extrémité de la rue principale de Franshoek, le monument des Huguenots représente la Liberté de conscience, debout au pied de trois arches figurant, paraît-il, les trois personnes de la Trinité, avec la Bible dans une main et une chaîne brisée dans l’autre. Ils sont devenus de parfaits Afrikaners (aussi racistes que les autres, soit dit en passant), mais ils n’ont pas oublié leurs racines. Aujourd’hui, 400.000 Sud-africains blancs portent des noms français, sans parler de ceux qui ont « hollandisé » le leur : Frédérik de Klerk, par exemple, le dernier Président blanc du pays, serait en fait un Leclerc.

Nous nous étions déjà fait la remarque à Berlin en visitant la Cathédrale française , c’est à dire celle des Huguenots, accueillis jadis à bras ouverts par celui qui n’était encore à l’époque que « l’électeur de Brandebourg », la révocation de l’Edit de Nantes fut certainement la pire décision qu’ait prise Louis XIV pendant son (trop) long règne.

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THE TOWNSHIPS SHALL BE DESTROYED proclame une affiche géante au bord de l’autoroute du Cap, tandis que les bidonvilles (car les townships ne sont rien d’autre que des bidonvilles, du moins ici) s’étirent sur des kilomètres et des kilomètres, et tout autour de l’aéroport, parfois vaguement dissimulés derrière des sortes de palissades de bois. Je crois avoir compris (et on me le confirmera) que « shall be » ne veut pas dire « seront », mais bien « doivent être ». C’est un souhait, sinon une exigence. Qui a collé cette affiche non signée ? Des minoritaires de l’A.N.C. qui s’impatientent ? Des opposants organisés qui menacent ?

Il n’y a quasiment pas une ville, même petite, en Afrique du Sud, qui ne reste entourée de townships. Autour des petites villes, ces townships, parfois, s’améliorent : certains, ici ou là, commencent même à être reconstruits en dur. Il y a maintenant à Soweto, le township de Johannesbourg qui fut le symbole de la ségrégation raciale, des quartiers « petit-bourgeois » qui accueillent la nouvelle classe moyenne noire. Mais cela reste rare. Les nouveaux dirigeants du pays ont manifestement choisi la politique des tout petits pas, et ce qui surprend, c’est de ne pas voir plus souvent des affiches comme celle-ci.

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Johannesbourg est un coupe-gorge. L’ancien centre-ville, le quartier d’Hillbrow, qui devait autrefois ressembler au centre de Manhattan, est dans un état indescriptible : les trottoirs sont maintenant un lieu où l’on vit, où l’on mange, où l’on dort, où, l’hiver, on allume des braseros pour se chauffer. Un lieu surtout où, malgré les cars de police stationnés au coin de chaque bloc, on trafique, on se drogue, on vole et on est volé… Il ne fait pas bon s’arrêter, quand on roule en voiture dans ces immenses avenues bordées de vertigineuses falaises d’immeubles délabrés, car quelqu’un peut s’approcher, ouvrir votre portière et arracher votre sac à main. Et, comme on est bien obligé de s’arrêter aux feux rouges, il est recommandé de locqueter les portières de l’intérieur. Les gratte-ciel, ici, sont devenus de gigantesques cages à lapins, aux murs et aux entrées couverts de tags, et aux fenêtres brisées où sèche le linge.

Cet ex- business district est dans un tel état, qu’on en a construit un nouveau à Stanton, au nord de la ville, avec des gratte-ciel flambant neufs et qui, là, sont intacts, des centres commerciaux rutilants et de belles places piétonnes, avec fontaines et jets d’eau… Quant aux anciens habitants du centre-ville, ils se sont réfugiés dans des quartiers nouveaux, à la périphérie, où ils vivent barricadés derrière des murs de trois mètres de haut, avec systèmes d’alarme, chiens de garde et caméras de surveillance.

Pour notre jeune accompagnateur noir qui nous fait parcourir l’ancien centre-ville de Johannesbourg, les responsables de la dégradation, des squats, de la délinquance et de l’insécurité qui règnent ici, ce sont les « foreigners », les étrangers, c’est-à-dire les immigrés venus du Zimbabwé, du Botswana, du Mozambique, et même de l’Afrique francophone, des immigrés que le nouveau régime ne peut pas, paraît-il, ou ne veut pas empêcher d’entrer dans le pays. « Regardez-les, nous dit-il en désignant la foule misérable qui déambule au milieu du déballage des trottoirs, tous des étrangers !… »

Exactement le réflexe d’un taxi parisien parlant des « Nord-Af. », ou d’un taxi américain désignant les « Latinos » de Californie.

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La ville de Berlin est pleine de mémorials et d’expositions sur le Nazisme et la seconde guerre mondiale.. Sur Unter den Linden , l’ancienne Neue Wache est maintenant dédiée « aux victimes du fascisme et du militarisme ». A l’intérieur, vide et sonore, une simple sculpture représentant une mère pleurant son fils. Des enfants des écoles entrent, conduits par leur Professeur : celle-ci leur fait un petit exposé qu’ils écoutent silencieusement.

Le monument aux victimes de la Shoah, construit, paraît-il, sur l’emplacement du bunker de Goebbels, est immense : des centaines de cénotaphes alignés (si ce sont bien des cénotaphes), entre lesquels on peut évoluer librement, comme dans un cimetière. Ils ont été traités pour qu’on ne puisse les souiller par des graffitis. Leur hauteur varie, de sorte que, vu de loin, l’ensemble ondule comme un océan de pierre. Sous le monument, on visite une crypte, sorte de vaste mémorial souterrain, qui semble inspiré par celui de Yad Vachem à Jérusalem.

Pas loin de là, en face de l’ancien siège de la Gestapo, un autre vaste espace abritera l’exposition « Topographie des Terrors », actuellement installée en plein air au pied d’un fragment du Mur communiste, et qui montre d’impressionnantes photos d’époque, depuis les débuts du Nazisme jusqu’au procès de Nuremberg. Rien n’est occulté : on peut voir, par exemple, des photos d’Oradour. Et ici aussi, des jeunes, beaucoup de jeunes, souvent par petits groupes. Ils défilent, regardent sans un mot… Comme ailleurs, des classes entières écoutent les exposés de leurs enseignants.

Si l’on ajoute que les camps de concentration qui existaient sur le sol allemand sont toujours là et se visitent, par exemple Buchenwald, dans les collines boisées qui dominent Weimar, on ne peut s’empêcher de penser que les Français, qui ont tant de mal à assumer leur passé vichyste, colonialiste ou esclavagiste, auraient beaucoup à apprendre de leurs voisins en matière de « travail de mémoire ».

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Nous sommes en train de nous promener tranquillement à Gdansk, dans les rues assez passantes de « Stare Miesto », quand soudain un type coiffé d’une casquette à grande visière déboule derrière nous, passe comme une flèche à côté de G., lui arrache son sac à main et disparaît en courant avec son butin sous le bras.

- Mon sac ! J’ai tout dedans ! s’écrie G.

Deux jeunes ont vu la scène et ont pris le voleur en chasse. Nous pressons le pas, évidemment, mais en pensant : « C’est foutu », ce qui serait sûrement le cas en France. Mais pas ici : nous arrivons sur une petite placette. Le voleur est à terre, allongé sur le ventre, maintenu par les deux jeunes, tandis qu’un troisième est en train de téléphoner avec son portable. A la police, sans doute. Un petit attroupement s’est formé. Quelqu’un apporte à G. son sac à main que le voleur a lancé loin de lui quand il s’est vu rattrapé. Elle vérifie rapidement : son portable et sa carte de crédit y sont, rien ne manque. En venant, j’ai ramassé par terre la casquette du voleur, comme pièce à conviction, à tout hasard. Je me penche vers lui :

- It’s yours ?

- Yes, répond-il sans hésiter.

Les flics sont arrivés : il y a un fourgon où le voleur est embarqué, et une berline banalisée où nous sommes invités à monter pour aller faire notre déposition au commissariat (qui appellera une interprête), non sans avoir préalablement distribué quelques billets à nos deux jeunes qui l’ont bien mérité.

L’insécurité est sûrement aussi grande ici qu’en France, mais la police a l’air extrêmement efficace et surtout la population mille fois plus coopérative.

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A Gdansk, le Monument aux Morts des chantiers navals se dresse juste à côté du Mémorial Solidarnosc , lequel se trouve dans l’enceinte même des chantiers. Le monument avait été élevé en 1980 par le gouvernement Jaruzelski à la mémoire des ouvriers tués dix ans plus tôt par la police lors de la répression des grèves de 1970, dix ans avant Solidarnosc. Les ouvriers des chantiers réclamaient ce monument et le pouvoir communiste avait fini par céder dans l’espoir (bien vain !) de calmer le syndicat libre nouvellement créé. Comme dit Le Guide du Routard , « c’était la première fois qu’un parti communiste érigeait un monument à la mémoire de ses propres victimes. » Aujourd’hui, un grand portrait du pape Jean-Paul II a été affiché près du monument. On ne s’en étonne pas : le portrait du pape polonais est omniprésent dans le pays, jusqu’à saturation.

On le voit aussi, naturellement, ce portrait, à l’entrée du Mémorial Solidarnosc. Au loin, les grues des anciens « chantiers Lénine » (en plein déclin) sont à l’arrêt. L’Etat polonais a essayé de les vendre, ces fameux chantiers, mais ils n’ont pas trouvé preneur. Comme la plupart des entreprises étatiques, ils ne tenaient que parce qu’ils étaient à l’abri de toute concurrence et soustraits aux lois du marché. Outre des vestiges symboliques (un morceau du Mur de Berlin ou le fragment du Mur des chantiers qu’enjamba Walesa en 1980 pour prendre la tête des grévistes), on voit de nombreuses photos des événements qui ont entraîné l’effondrement du système communiste, et, dans le local qui tient lieu de musée, une vidéo permet de revoir la signature des accords de Gdansk.

En la regardant, on éprouve un certain malaise. Car Lech Walesa, une fois arrivé au pouvoir, a terriblement déçu même ses plus fervents supporters. Et puis, parmi les négociateurs, figurait dans la délégation de Solidarnosc, un des deux jumeaux Kashinski actuellement au pouvoir, qui comptent parmi les dirigeants politiques les plus réactionnaires d’Europe.

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Dans les pays de l’Europe de l’Est, si vous avez besoin d’un renseignement, c’est aux jeunes qu’il faudra vous adresser, car c’est exclusivement parmi les jeunes que vous aurez des chances de trouver quelqu’un qui comprenne l’anglais. Avec leurs aînés, c’est plutôt en russe que vous pourriez vous expliquer. Surtout dans les pays baltes. Car si la Pologne ou la Tchéquie communistes conservaient une souveraineté au moins théorique (ou, comme disait Brejnev, « limitée »), les pays baltes, eux, faisaient partie de l’Union soviétique, tout comme l’Ukraine ou la Biélorussie.

Que les jeunes de ces pays soient passés sans difficulté du communisme à l’ultra- libéralisme, de la rigidité soviétique à l’ « american way of life », on ne s’en étonne pas. Qu’ils se soient si vite mis à l’anglais, c’est plus surprenant. Mais à peine. Les progrès de l’anglais, partout dans le monde, sont stupéfiants, ce qui ne rend que plus absurdes les propos de Huntington qui, dans son Choc des civilisations , parle du « déclin » de cette langue ! Il y a encore une trentaine d’années, en Europe centrale, dans les Balkans ou en Turquie, il pouvait être utile de bredouiller quelques bribes d’allemand. Aujourd’hui, c‘est complètement superflu : anglais partout. En Suisse même, où tous les citoyens doivent pourtant, en principe, savoir deux des langues officielles du pays, l’anglais a remplacé le français comme seconde langue obligatoire dans les cantons de langue allemande.

Il paraît même qu’en Catalogne, l’anglais est a seconde langue enseignée, après le catalan et avant l’espagnol !

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En Lituanie, l’art baroque de la contre-réforme catholique triomphe tout autant qu’en Pologne ou en Autriche, autant qu’à Prague, Dresde ou Rome… L’église de l’université jésuitique de Vilnius, surchargée de colonnes, de statues, de marbre, de bronzes, de stucs et de dorures, n’est dépassée en faste et en richesse que par celle des Dominicains, dans la même ville. Le baroque, on aime ou on n’aime pas. Les Français ont tendance à ne pas aimer, car la France a finalement été assez peu baroquisée : le baroque, chez nous, c’est ce qu’on appelle péjorativement (non sans raison), le « style jésuite ». Il faut visiter l’Europe centrale et orientale pour apprendre à aimer le baroque.

En Lettonie, soudain, changement de décor : la cathédrale de Riga, tout comme l’église St Pierre, est restée gothique et a été dépouillée de toute sa décoration. Et pourtant, l’omniprésent portrait de Luther est là pour nous rappeler que le protestantisme letton n’est pas d’obédience calviniste, généralement considérée comme la plus rigoriste. Les Lituaniens ultra-catholiques. Leurs cousins et voisins lettons, de même langue et de même culture, protestants : ce sont, je suppose, comme toujours, les hasards de l’Histoire, qui ont décidé ; on n’a pas dû demander leur avis aux habitants.

Il y a quatre siècles, pourtant, il ne faisait sans doute pas bon être protestant à Vilnius, ni catholique à Riga. Aujourd’hui, sont-ils toujours aussi convaincus, les uns et les autres, d’avoir raison ? On peut le penser. Pascal ne pourrait pourtant pas évoquer ici « les Pyrénées », car il n’y a pas la moindre frontière naturelle entre les deux pays.

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C’est sans doute son fabuleux ensemble Art nouveau qui a valu à Riga d’être inscrite par l’UNESCO au patrimoine mondial. Mais la ville recèle bien d’autres trésors, reconstruits à la perfection, comme ceux de Varsovie ou de Gdansk, en Pologne, après les destructions de la dernière guerre. Les maisons médiévales de la place de l’Hôtel de ville, par exemple, dominées par la haute flèche de l’église St Pierre, sont superbes. Pourquoi faut-il que, quand la caméra balaie ce magnifique décor, le panoramique s’achève sur un hideux blockhaus blanc et noir, rectangulaire et anguleux ? Il date de l’époque soviétique. Les Lettons ont, paraît-il, beaucoup hésité avant de décider s’ils le conserveraient ou s’ils le feraient disparaître. Ils l‘ont finalement conservé, non pas malgré mais à cause de sa laideur. Ils ont voulu que cette laideur devienne le symbole de la laideur de toute une époque. Et ils en ont fait le « Musée de l’occupation de la Lettonie », en précisant : « 1940-1991 ». Ils ne font donc pas de distinction entre les occupations soviétique et nazie, 1940 étant la date du pacte germano-soviétique, qui laissa les mains libres à Staline, jusqu’à ce qu’il fût délogé momentanément par Hitler.

Les Lettons oublient seulement la longue période antérieure à 1914, pendant laquelle les pays Baltes furent de simples provinces de l‘Empire tsariste, tout comme l’Asie centrale ou les pays du Caucase.

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A Varsovie, la barbacane médiévale est en reconstruction. Elle est en briques, comme toute la ville ancienne. En briques luisantes, flambant neuves. Les remparts, de part et d’autre, sont presque achevés et déjà l’on peut se promener sur une partie des courtines. Reconstruction ou construction ? Vrai ou faux vieux ? A vrai dire, on peut se poser la question partout en Pologne, où il ne restait plus pierre sur pierre nulle part à la Libération. Il ne restait plus rien, certes, des remparts de Varsovie,mais rien non plus du palais royal, de la cathédrale St Jean ou de la place de la Vieille ville ( Stare Miesto ), rien du prodigieux château de Malbork, rien du centre historique de Gdansk… Personne ne doute pourtant de l’authenticité historique de tous ces chefs d’œuvre dûment labellisés par l’UNESCO.

Et après tout, chez nous, quand nous visitons la cathédrale de Reims, nous ne contestons pas non plus son authenticité : il n’en restait pourtant plus grand chose en 1918. Et Viollet le Duc n’a-t-il pas, lui aussi, reconstruit la Cité de Carcassonne ou le château de Pierrefonds ? Et que dire de Borobudur, en Indonésie, démonté puis remonté pierre par pierre par les soins de l’UNESCO, après un bétonnage systématique de sa base et de son armature. Chinois et Japonais ont toujours eu l’habitude de démolir et de reconstruire à l’identique périodiquement leurs grands monuments de bois.

Sur les sites antiques, à ma connaissance, l’anastylose est de moins en moins contestée

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Vilnius, Riga, Cracovie, Varsovie… Dans certaines villes, la Shoah a laissé des traces, ailleurs aucune… Le ghetto de Varsovie a été intégralement rasé après l’écrasement de l’insurrection de 43 : seul aujourd’hui un monument rappelle son existence. Le « grand ghetto » de Vilnius a été rayé de la carte, lui aussi : sur son emplacement s’étend maintenant un jardin public. Par contre à Riga, les fondations de la synagogue se voient toujours : elle fut incendiée par les Nazis, secondés par les fascistes lettons, alors qu’elle était pleine de fidèles. Comme l’église d’Oradour-sur-Glane, en somme…

A Cracovie, où le roi Casimir le Grand (imité en Lituanie par le grand-duc Gediminas), avait non seulement accueilli, mais attiré et protégé les Juifs, Kazimierz était plus qu’un quartier : une véritable ville juive, de l’autre côté du fleuve. Paradoxalement, c’est le mieux conservé des ghettos polonais, au point que Spielberg a pu y tourner les extérieurs de plusieurs scènes de sa Liste de Schindler . C’est que les Nazis avaient regroupé tous les Juifs de la ville dans un ghetto qui n’était pour eux qu’un camp de transit en attendant leur départ pour Auschwitz. Kazimierz, qui fut saccagé mais non détruit, a ainsi pu être restauré après la fin du communisme.

Mais, comme, sur les dizaines de milliers de Juifs qui vivaient autrefois à Cracovie, il n’en reste que 200 et qu’un sur dix au plus est pratiquant, la plupart des synagogues ont été reconverties en « centres culturels » et en salles d’exposition.

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A Auschwitz, la visite de la chambre à gaz et du four crématoire fait aujourd’hui partie du tour guidé. La chambre à gaz est un vaste hall en béton, aux murs nus, avec, çà et là, des trous par où entrait le gaz mortel (les boulettes de Zyklon B se transformaient instantanément en gaz au contact de l’air). Il paraît que les condamnés à mort pouvaient parfois mettre un quart d’heure avant d’expirer... Le crématoire, lui, est la réplique exacte de celui qu’on voit à Buchenwald : ils devaient les fabriquer en série. Mais à Buchenwald, qui n’était pas un camp d’extermination, il n’y avait pas de chambre à gaz : on y mourait d’épuisement et de privations, ce qui était d’ailleurs peut-être encore pire. La femme qui guidait la visite nous a dit que, sur la fin, la chambre à gaz et le crématoire d’Auschwitz étaient pratiquement désaffectés : la véritable usine de mort était à quelques kilomètres de là, à Birkenau, dont les installations (qu’on ne visite pas) étaient beaucoup plus performantes.

Quand vous visitez Auschwitz, on vous montre l’endroit où habitait le commandant du camp. En famille. Avec femme et enfants. De chez lui, il pouvait voir et même sentir l’odeur de la fumée qui montait de la cheminée du crématoire. Peut-être s’agissait-il d’un aristocrate de la vieille école, qui avait fait de bonnes études classiques. Probablement était-il aussi un bon chrétien. La véritable énigme psychologique du nazisme porte, à mon avis, moins sur la poignée de ses dirigeants, que sur la masse des milliers de ses cadres, de haut et de moyen niveau, produit d’un pays de très haute culture, l’un des plus civilisés d’Europe, le pays du romantisme, de la musique, de la philosophie, de l’érudition universitaire… Voilà des gens qui, pendant dix ou douze ans, ont docilement exécuté les ordres, souvent même avec zèle… Elle est là, l’énigme.

En tout cas, en visitant Auschwitz, je m’interrogeais : que pouvait bien répondre le commandant du camp de la mort à ses enfants, quand ils lui posaient des questions ?

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Après les « Hautes Tatras », dépendance des Carpathes, chaîne montagneuse très alpestre d’aspect, mais qui ne mérite pas tout à fait son nom (car elle ne dépasse guère 2500 m), et qui forme frontière entre la Pologne et la Slovaquie, on traverse les « Petites Tatras », dites « le paradis slovaque », région vallonnée, couverte de forêts et qui doit effectivement être un paradis pour les amateurs de randonnée pédestre. Et puis soudain, en pleine nature, voici la frontière, que l’on passe sans la moindre formalité, comme partout maintenant en Europe : on est en Slovaquie. La dernière fois que nous y sommes passés, la Tchécoslovaquie existait encore. Pourquoi a-telle éclaté ? Pourquoi les deux pays ont-ils divorcé ? Lequel des deux a-t-il voulu la séparation ? y a-t-il eu au moins consentement mutuel ? Personne n’a vraiment su nous donner de réponses à ces questions.

Peut-être en trouve-t-on une en arrivant à Poprad, notre première ville slovaque. La périphérie de la ville est à l’image de ce que nous verrons partout dans ce pays : des zônes industrielles à n’en plus finir. Des usines. Flambant neuves. Encore des usines. Toujours flambant neuves… La Slovaquie est, de tous les pays de la « Nouvelle Europe », celui qui pratique le dumping fiscal le plus franc et le plus massif, avec un taux d’imposition (directe et indirecte) unique et uniforme. Et très bas (12%, je crois). Une incitation « à l’irlandaise » aux délocalisations. On dit que ce sont les entreprises allemandes qui en profitent le plus, mais notre Peugeôt national n’a pas non plus rechigné, à ma connaissance..

Si l’Union Européenne laisse faire, c’est probablement qu’elle est pour.

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Entre Hanovre et Magdebourg, le « rideau de fer » est devenu une attraction touristique. L’actuelle autoroute évite l’ancienne frontière entre les deux Allemagnes mais on peut s’arrêter et visiter les installations : voici les chek-points où étaient contrôlés les papiers et fouillées les voitures. Une petite Traban, symbole de l’ex-R.D.A., est là, arrêtée au-dessus de la fosse qui permettait de l’examiner par en dessous. Voici le pont sous lequel passaient les véhicules, ainsi que la tour-observatoire et les gigantesques lampadaires au sommet desquels des projecteurs illuminaient toute la frontière. Plus loin, un fragment de mur et quelques miradors ont également été conservés.

A Bratislava, par contre, du haut de l’ancien pont sur lequel on traversait autrefois le Danube, on cherche en vain des traces des barbelés qui s’étiraient en contrebas, il y a trente ans, parallèlement au fleuve, et qui étaient jalonnés de miradors occupés par des hommes en armes. Rien n’en subsiste. Si l’on interroge les passants (les jeunes, bien sûr, les seuls qui comprennent l’anglais), ils ne semblent même plus savoir de quoi on leur parle. L’expression « Iron curtain » ne leur dit rien.

Il est vrai qu’à la chute du rideau de fer, les plus vieux d’entre eux étaient encore de très jeunes enfants.

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Une bonne sœur au Prater de Vienne. Au pied de le Grande Roue et des Grands 8, dans le vacarme des hauts-parleurs, au milieu du tourbillon de la foule… C’est de dos que je l’ai vue d’abord : toute de noir vêtue des pieds à la tête… Et puis, en m’approchant, surprise : la bonne sœur pousse une voiture d’enfant où est assis un bébé rieur et joufflu. Au moment de la dépasser, je me retourne : ce n’est pas une bonne sœur, c’est une musulmane en tchador. Elle aussi me regarde, l’air de dire : « Eh bien, quoi ? Tu veux ma photo, peut-être ? »

Ma foi, ça mériterait bien une photo. Ce fantôme noir, au milieu de toutes ces filles, jambes nues, bras nus, seins à-demi nus, est aussi insolite que le serait une vraie bonne sœur qui promènerait un bébé dans une poussette. A quoi peut-elle bien penser ? Pourquoi s’enveloppe-t-elle dans cet invraisemblable linceul sous lequel, par cette chaleur, elle doit transpirer à grosses gouttes ? Parce qu’elle croit vraiment que le Prophète a « récité » le Coran sous la dictée divine et que c’est donc Dieu lui-même qui a imposé aux femmes ce « voile de pudeur » d’un autre âge ? Ou bien parce que son mari, manipulé par l’imam de sa mosquée, lui-même connecté aux oulémas d’Arabie saoudite, l’oblige à le faire ? Quels sentiments éprouve-t-elle au fond d’elle-même pour tous ces mécréants, et surtout ces mécréantes, qui passent à côté d’elle, insouciantes, manifestement heureuses de vivre ? De l’apitoiement ? Du dégoût ? De la haine ? Ou bien une secrète envie ? Se sent-elle accablée par sa singularité ou fière de sa différence ?

Un homme s’approche. Il est en bras de chemise. L’air intellectuel. Il porte un fin collier de barbe, très soigné. Un « Frère musulman », de toute évidence. Il a bien le droit d’être ici, n’est-ce pas ? Le Prater est ouvert à tous. Et il a bien le droit d’y amener femme et enfants : l’Islam est parfaitement compatible avec la modernité.

La femme le suit, sans mot dire, en poussant la voiture d’enfant.

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Du sommet du mont Rigi, nous contemplons le panorama à nos pieds : lac de Zug, lac des Quatre cantons, massif de la Jungfrau… La Suisse est-elle le plus beau pays d’Europe ? Question oiseuse, naturellement. Détrônera-t-on la Grèce à son profit ? Et si c’est la Grèce que l’on couronne, détrônera-t-on l’Islande ou la Norvège ?

La Suisse, cœur de l’Europe, quintessence de l’Europe, préfiguration de l’Europe, avec ses trois langues européennes officielles qui cohabitent depuis toujours… Mais une Suisse spontanément rebelle à l’Europe, et qui est maintenant une île au milieu de l’Euroland. Une Suisse non seulement hors de l’Union, mais hors de toutes ses structures périphériques ou associées, comme elle est hors du temps, hors de l’Histoire, hors de l’actualité, sinon hors du monde. Dans cette « Suisse au-dessus de tout soupçon », il ne s’est rien passé depuis Marignan. Faut-il dire, comme Orson Welles dans le Troisième Homme , que les Suisses n’ont été capables de faire qu’ « une petite horloge qui fait coucou » ? Depuis, ils ont inventé le Nescafé ! Et puis ils ont créé la Croix-Rouge. Mais ils ont surtout construit un coffre-fort auquel le monde entier tient comme aux lingots (pas toujours très propres d’ailleurs) qu’il y place. La Suisse aujourd’hui, ce n’est pas un pays, c’est ce coffre-fort au milieu de l’Europe.

Un coffre-fort auquel même Hitler n’a pas osé toucher. C’est dire !

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En Afrique centrale, comme dans l’Afrique de l’Ouest, les villages sont faits de cases rondes en terre, coiffées de toits en paille pointus. Plusieurs cases groupées en cercle autour d’une sorte de grande jarre qui sert de « grenier à céréales », forment l’habitation d’une « famille ». Entendez : d’un « chef de famille » et de ses femmes. Une case pour lui, une pour chacune des femmes qui y loge avec « ses » enfants. Les multiples mioches à demi nus que l’on voit errer dans le village ont donc des chances d’être des demi-frères.

Les statistiques sont formelles : ce qu’on appelle la transition démographique , c’est-à-dire le passage d’une croissance exponentielle à une croissance relativement modérée, avec l’espoir d’une stabilisation à la fin du siècle, peut-être même avant, cette transition est amorcée partout dans le monde. Y compris dans les pays arabo-musulmans. Y compris au Moyen-Orient. Y compris en Inde.

Partout, sauf en Afrique : malgré le sida, les famines, les guerres tribales et les génocides, les Africains ne vont pas tarder à être un milliard.

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Pendant notre séjour, la communauté européenne de Yaoundé a reçu un choc : une jeune femme française, une coopérante (appelons-la F.), a été assassinée. Elle avait participé à une soirée en compagnie d’une de ses amies et, en rentrant, l’amie en question découvre que son gardien a été ligoté et que des cambrioleurs sont en train de dévaliser la maison. Elle vient donc précipitamment prévenir F. et lui dire de fuir au plus vite… F. sort et se met à crier « Au voleur ! », voulant rameuter les voisins. L’un des brigands sort alors à son tour et l’abat froidement d’un coup de pistolet.

L’insécurité est permanente dans ce pays. En début et en fin de mois, au moment de la paie, on peut se faire agresser même dans un taxi : comme on ne peut payer nulle part ni par chèques ni par carte de crédit, tout le monde sait que vous ne sauriez vous déplacer sans avoir sur vous de l’argent liquide. Et certaines personnes en ont en effet beaucoup.

Certes, toutes les maisons sont gardées. Mais les gardiens sont rarement armés, et, pour les malfrats, qui, eux, le sont, les neutraliser est un jeu d’enfant. La rumeur publique assure que les brigands sont couverts par la police qui leur loue même, paraît-il, ses armes, moyennant un petit pourcentage sur le butin. On cite des cambrioleurs qui se sont présentés revêtus d’uniformes de la police, les faux policiers étant évidemment équipés par les vrais !

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K., qui conduit notre minibus pendant notre tour dans le Nord, a été arrêté par la police (ou la gendarmerie). Sans aucune raison valable, comme toujours. On lui a pris ses papiers et il devra retourner pour les récupérer. Moyennant bakchich, comme il se doit. Racket classique dans toute l’Afrique. Sur le racket dans tous les services publics, K. est intarissable. Jusqu’aux enseignants qui rackettent les parents de leurs élèves ! Mais c’est surtout, nous dit-il, dans les hôpitaux que le chantage est le plus odieux : infirmières et médecins vous feront poireauter jusqu’à ce que vous ayez payé. K. en a fait lui-même l’expérience un jour qu’il avait amené à l’hôpital sa femme qui commençait à ressentir les premières douleurs de l’enfantement : s’il avait refusé le bakchich, la pauvre femme attendrait toujours qu’on veuille bien s’occuper d’elle !

L’exemple de la corruption vient de haut. On raconte que, le F.M.I. ayant exigé que quelques signes de « bonne gouvernance », comme on dit là-bas, soient enfin donnés, des perquisitions ont été faites au domicile de quelques ministres. Chez l’un d’eux auraient été trouvées plusieurs valises de billets de banque que l’Excellence n’avait pas eu le temps de transférer en Suisse !

De la routine, en somme, surtout en Afrique…

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Sur la route du Nord (il n’y en a qu’une), on ne cesse de croiser des cyclistes et des motocyclistes chargés de bidons en plastique de toutes les dimensions. Des bidons vides à l’aller, mais qui seront pleins au retour ; pleins d’essence. De l’essence piratée au Nigéria voisin, amenée au Cameroun en contrebande et vendue très ouvertement sur le bord de la route. Les voies de la contrebande sont connues : elles passent au pied des fabuleux pitons basaltiques de Roumsiki et Mogodé, dont André Gide a dit, non sans raison, qu’ils comptent parmi les plus beaux paysages du monde.

Le Nigéria est le plus gros producteur de pétrole du continent africain, mais les considérables royalties qu’il encaisse sont méthodiquement détournées et expédiées vers les paradis fiscaux. La population nigériane ne voit la couleur de son pétrole que sous la forme de la monstrueuse pollution qui rend inexploitables les terres agricoles de la province pétrolière du pays. Une mafia s’est donc organisée qui fait comme les dirigeants : elle se sert elle-même. Des trous sont percés dans les pipes-lines (une opération très risquée, qui parfois provoque des drames), l’essence est pompée, puis revendue.

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Z., le gardien de A. et S., a fait des études et il voudrait bien que ça lui serve à quelque chose. Il a donc cassé sa modeste tirelire pour payer les doits d’inscription (très élevés) à un concours administratif. Avec l’armée, qui recrute activement bien qu’il n’y ait dans ce pays ni guerre civile, ni guerre étrangère, ni guérilla islamiste, la fonction publique est le meilleur employeur qu’un Africain puisse souhaiter.

Malheureusement les places sont encore plus chères que l’inscription au concours. Z. sait que ses chances sont maigres : guère plus de 20% des places à pourvoir sont réellement attribuées au mérite. Les autres sont réservées d’avance aux petits copains. C’est d’ailleurs pourquoi, s’il n’est pas admis, il ne retentera pas sa chance. Trop cher. Et de plus, inutile.

Je lui parle de ces Africains qui cherchent à tout prix à gagner l’Europe, y compris au péril de leur vie. Il est au courant : il sait qu’il y a des gens, ici aussi, qui tentent le tout pour le tout, c’est-à-dire la traversée du Sahara, en partant de l’extrême nord du Cameroun qui jouxte le Tchad.

Lui n’est pas tenté par cette aventure. Pour l’instant il a une place. C’est très au-dessous de ses capacités, mais c’est mieux que rien.

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La « Tabaski » : c’est le nom que porte dans toute l’Afrique l’Aïd El Kebir des Arabes, la « Grande fête », à l’occasion de laquelle on sacrifie le mouton. Au départ de Maroua (au Cameroun, comme partout ailleurs, c’est le Nord qui est musulman), une interminable procession de cyclistes se rend au marché aux bestiaux de Gazawa. Ceux qui ont un mouton sur leur porte-bagages y vont dans l’espoir de le vendre, ceux qui n’en ont pas y vont pour l’acheter. Le marché se tient sur un vaste terrain au bord de la route, à l’ombre de grands arbres. Il y a à vendre, outre les moutons, des chèvres, des ânes e même quelques chevaux.

Pur tuer le mouton rituellement, il faut un couteau avec lequel on lui tranchera la gorge. A Maroua, l’atelier des forgerons qui fabriquent les couteaux, est installé en plein air sur le bord d’une vaste place qui sert aussi de champ de foire. Ils travaillent à côté d’un grand tas de ferraille et de bois, du matériau de récupération exclusivement, à partir duquel ils fabriquent non seulement des couteaux mais tous les instruments dont on peut avoir besoin, par exemple des pelles et des pioches, avec leur manche de bois.

J’ai filmé la fabrication d’un couteau. On m’a dit que la pièce que j’ai donnée au forgeron pour s’être laissé filmer, représente presque le prix qu’il pourra demander pour le couteau.

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Quand on revient d'un desert safari dans les sables de l'arrière-pays de Dubaï, où l'on a pu faire du sandboard depuis le sommet d'une dune, on peut faire du snowboard sur dela vraie neige (artificielle) au Mall of the Emirates, un des grands centres commerciaux de la métropole. Puéril ? Certes. Mais pas ordinaire, tout de même !

On peut dire ce qu'on voudra de Dubaï, que c'est de l'esbrouffe, du tape à l'oeil de nouveau riche, etc... etc..., il n'empêche que ça vaut le voyage. On peut ne pas aimer cette ville : on peut difficilement ne pas être impressionné par elle. La fameuse Sheikh Zayed road n'est pas une large rue comme la 5° avenue à New York, c'est une autoroute urbaine avec sept voies dans chaque sens, élargie de chaque côté par des gazons, des parterres fleuris, des contre-allées, le tout entre les falaises vertigineuses des tours qui filent à l'infini. Au milieu, le métro aérien en construction (c'est Mitsubishi qui a décroché le contrat) sera entièrement automatisé et piloté par ordinateur. Et tout cela est souvent très beau : les Emirates Towers sont une réussite architecturale incontestable. Le Burj Al Arab aussi. La longue silhouette effilée du Burj Dubaï, la plus haute tour du monde (700 mètres pour le moment) est moins originale, mais tout de même, plus de deux fois notre Tour Eiffel, quand on est devant, ça coupe le souffle ! Une autre tour est d'ailleurs en projet qui, elle, culminera à un Kilomètre ! Les îles artificielles dont l'une, au moins, la Palm Jumeirah, est terminée et construite (mais trois ou quatre autres sont en cours) sont de pures folies puisqu'elles n'étaient pas nécessaires, mais techniquement ce sont des exploits.

Tout cela a été fait en un peu plus d'un demi-siècle : il y a une soixantaine d'années, Dubaï n'était qu'un village de pêcheurs et de chameliers. Et ça continue : la ville est un gigantesque chantier, hérissé de grues et d'échafaudages. Mais ce ne sont pas les Dubaïotes qui ont fait et continuent à faire Dubaï : ils sont d'ailleurs peu nombreux, guère plus de 20% de la population, au grand maximum, et ils n'occupent que les emplois "nobles", dans les services. Ceux qui travaillent, ce sont les immigrés, venus surtout du sous-continent indien : des quartiers entiers sont indiens ou pakistanais. Qu'ils soient exploités, c'est incontestable : pour les "locaux", tout est gratuit; pour eux, tout est payant. Ils se plaignent pourtant peu : ce n'est pas dans leurs pays qu'ils trouveraient les emplois et les salaires d'ici.

Qui paie ? C'est dans l'émirat d'Abu Dhabi, capitale des E.A.U., qu'est extraite la plus grosse quantité de pétrole et de gaz produits par le pays, avec des réserves qui, pour le pétrole, représentent plus du double de celles de Dubaï ( beaucoup plus pour le gaz). Les émirats, m'a-t-on dit, ne "partagent" pas vraiment le magot, mais ceux qui sont les mieux lotis "aident" ceux qui le sont moins bien. Seulement il faut préparer l'après-pétrole. On y pense, à Dubaï comme ailleurs : on investit dans l'industrie, mais surtout dans les services, notamment bancaires, et dans le ... tourisme. Nous y voilà : toutes les "folies" de ce fabuleux Manhattan ensoleillé du XXI° s., entre plage et désert, sont des investissements.

L'Arabie saoudite a ses trois ou quatre millions de pélerins assurés chaque année, mais Dubaï reçoit déjà six millions de touristes par an et en attend quinze à la fin de la décennie.

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CONCLUSION PROVISOIRE


Je relis les premiers de ces Instantanés . Aujourd’hui, dans la presqu’île de Rhuys, en Bretagne, non seulement il y a l’eau courante et le tout-à-l’égout, mais tout le monde a le téléphone, fixe et mobile, et beaucoup de gens sont connectés à Internet. Les prix du foncier et de l’immobilier explosent parce que les communes de la presqu’île sont devenues des stations balnéaires et nautiques : on y trouve un casino et un port de plaisance de 1.200 bateaux, déjà beaucoup trop petit.

Si je relis par contre les derniers Instantanés , je constate que, depuis vingt ans, la situation de l’Afrique, elle, non seulement ne s’est pas améliorée, mais s’est dégradée : les Africains sont plus malheureux que jamais et les ressources du continent ne servent toujours qu’à gonfler les réserves des banques suisses.

Entre ces deux points fixes (ceux qui bénéficient du développement et ceux qui restent des oubliés de l’Histoire), que de changements en un demi-siècle, et combien imprévisibles ! Qui aurait pensé au début des années 70, que cette forteresse de l’Empire américain qu’était l’Iran du Shah serait bientôt montrée du doigt par un Président des Etats-Unis comme faisant partie de l’ « Axe du Mal » ? Aurions-nous pu imaginer en 1978, quand nous découvrions pour la première fois New-York du sommet des tours du World Trade Center, que celles-ci seraient réduites en cendres vingt ans plus tard par une organisation « islamiste », dont personne n’aurait alors pu prévoir l’émergence ? Aurions-nous jamais cru, quand nous franchissions le rideau de fer et pénétrions dans le bastion du « socialisme réel », qu’un quart de siècle plus tard, l’Empire soviétique s’écroulerait comme château de cartes ? Qui, dans les années 80, aurait eu l’idée de parier quoi que ce fût sur les chances que pouvait avoir l’Inde, misérable et famélique, de connaître bientôt, tout comme la Chine, un boom économique, une croissance à deux chiffres et une consommation d’énergie et de matières premières qui déséquilibrerait les cours mondiaux ? Tout cela s’est pourtant produit en l’espace de quelques décennies.

Instruits par l’expérience, nous ne sommes sûrs que d’une chose à propos de l’avenir : c’est qu’il est inutile d’essayer de le prévoir. On sourit aujourd’hui quand on relit les conclusions des prévisionnistes des années 60, qui prolongeaient tranquillement les courbes de croissance de l’époque : aucun d’entre eux n’avait prévu la grande crise qui a commencé au moment de la guerre du Kippour et qui a mis fin aux « Trente glorieuses ». La présente conclusion ne peut donc être que provisoire, même si, compte tenu de l’âge que j’ai, elle risque bien d’être pour moi définitive.

Août 2007